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Selon l’idée vulgaire, la perception a un intérêt tout spéculatif : elle est connaissance pure. Voilà l’erreur fondamentale. Remarquez d’abord combien, a priori, il est plus probable que le travail de perception, de même que tout travail naturel et spontané, ait une signification utilitaire. « Vivre, dit justement M. Bergson, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées. » Et cette vue reçoit une éclatante confirmation objective si, avec l’auteur de Matière et Mémoire, on suit le progrès des fonctions perceptives le long de la série animale depuis la monère jusqu’aux vertébrés supérieurs, ou si, analysant avec lui le rôle du corps, on découvre que le système nerveux se révèle, par sa structure même, instrument d’action avant tout. N’est-ce point d’ailleurs indiqué déjà par le fait que chacun de nous paraît toujours à ses propres yeux occuper le centre du monde qu’il perçoit ? Le Riquet d’Anatole France est bergsonien : « Je suis toujours au milieu de tout, et les hommes, les animaux et les choses sont rangés, hostiles ou favorables, autour de moi. »

Mais une analyse directe conduit plus nettement encore à la même conclusion. Tenons-nous-en à la perception des corps. Il est facile de montrer, — et je regrette de ne pouvoir sur ce point retracer la démonstration magistrale de M. Bergson, — que le morcellement de la matière en objets distincts aux contours précis s’opère par une sélection des images toute relative à nos besoins pratiques. « Les contours distincts que nous attribuons à un objet, et qui lui confèrent son individualité, ne sont que le dessin d’un certain genre d’influence que nous pourrions exercer en un certain point de l’espace : c’est le plan de nos actions éventuelles qui est renvoyé à nos yeux, comme par un miroir, quand nous apercevons les surfaces et les arêtes des choses. Supprimez cette action et par conséquent les grandes routes qu’elle se fraye d’avance, par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même. » Ce qui revient à dire que « les corps bruts sont taillés dans l’étoffe de la nature par une perception dont les ciseaux suivent, en quelque sorte, le pointillé des lignes sur lesquelles l’action passerait. »

Les corps indépendans de l’expérience commune ne se présentent donc point, devant une critique attentive, comme des