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A Mademoiselle Lilia Beltrémieux[1].

Chailly, 17 septembre 1849, lundi.

Mademoiselle Lilia,

Vous savez maintenant tout ce qui m’est arrivé d’heureux depuis quelque temps ; c’est beaucoup plus que je n’attendais ; je dirai même en toute sincérité de modestie que je n’espérais pas le moindre des petits succès qu’on m’a faits. J’en suis plus heureux pour mes amis et pour ma famille que pour moi-même, car j’ai le sentiment net et effrayant de ce qui me reste à faire pour atteindre, non pas seulement au succès, mais à la véritable estime de ce qu’on a trop tôt peut-être appelé mon talent. Songez qu’avec vous je parle à cœur ouvert, et que, si je ne m’exalte pas, je ne m’amoindris pas non plus. Il m’est prouvé que je puis faire quelque chose. Il m’est prouvé, de plus, que je puis, sans même y sacrifier le moindre de mes scrupules d’esprit, faire de la peinture plaisante et me créer par là une source de revenus suffisans. De ce côté-là, je suis donc à l’abri de certaines inquiétudes, et je serai dégagé bientôt vis-à-vis de mon père d’une part très lourde de responsabilité. Mais la place honorable qu’on m’a donnée à côté d’hommes très éminens, d’une longue expérience, d’un grand savoir, m’impose aujourd’hui des obligations fort sérieuses. J’en apprécie l’étendue sans exagération, sans illusion, mais je constate que la tâche est rude, car il faut me maintenir solidement, et par des travaux consistans, au rang où j’ai été porté par je ne sais quelle surprise heureuse.

Bref, — et ceci entre nous, car je m’étendrais avec tout autre moins complaisamment sur mes propres affaires, — voici le bilan de ma petite fortune : j’ai vendu mes tableaux, les journaux ont donné tous, avec plus ou moins d’éloges, quelque publicité à mon nom. J’ai une médaille, une commande du gouvernement pour l’année prochaine et des relations ouvertes de pair à pair avec la plupart des peintres qui, il y a trois mois, ne me connaissaient pas. J’aurai, de novembre dernier à novembre prochain, gagné de quoi boucher quelques dettes ; et j’ai la

  1. De la forêt de Fontainebleau, où Fromentin est allé passer, une partie du mois de septembre. — Mlle Lilia Beltrémieux, sœur de l’ami que l’artiste avait perdu en 1847, était professeur de peinture à La Rochelle.