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d’être fortifié par un ou deux exemples où, changeant d’heure, j’aurai donné à mes tableaux toutes les colorations possibles du soir. Bref, il faudra voir mon exposition dans son ensemble ; chaque chose sera fort discutable. Je ne suis pas arrivé, et je ne donne en rien dans ces petits essais la mesure d’un talent qui s’engendre petit à petit. Mais l’ensemble prouvera du moins une certaine dose de fécondité, de souplesse et d’audace. Elle prouvera surtout, et toutes les critiques autant que les éloges, que je ne ressemble pas à tout le monde, ce qui est déjà, au point où j’en suis, une qualité acquise.

Je cours à l’atelier, où m’attend un modèle. Adieu !…

EUGENE.


Fromentin va passer à La Rochelle les mois de janvier et de février 1851. C’est le premier voyage, dit-il, qu’il ait fait dans sa famille, depuis plusieurs années, sans troubles, sans discussions sur son avenir. Sa situation de peintre est acceptée. Mais il est attristé de se sentir, au foyer paternel où son cœur demeure tendrement fixé, un étranger par les préoccupations et les besoins de l’esprit. Il ne se consolera jamais de cette lutte fatale des puissances affectives contre les aspirations intellectuelles.


A Armand du Mesnil.


Lafond [près La Rochelle, février 1851], mardi soir.

Cher ami,

Chaque jour qui passe, — et, malgré tout, ils passent vite, — me ramené à toi.

Encore une semaine ou deux, au plus, et j’aurai repris ma place au foyer commun, ma place dans ta chambre, ma place dans toutes vos habitudes, où, depuis des années (nous comptons déjà par années) vous me l’avez marquée au milieu de vous. Ah ! on m’aime bien ici, on m’entoure, on me soigne, on m’enveloppe de tendresses. Je les sens, je les apprécie, je les savoure avec des larmes en dedans, des larmes amères que je ne trahis pas. Quand je me dépouille, et quand je reçois avec le cœur ce qui vient du cœur de ces êtres aimans et bien-aimés, je n’ai point à souffrir ni d’eux ni de moi, et je me sens bien véritablement au niveau de leur tendresse.

Mais…, mais l’esprit a des besoins, mais il a pris des