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VI. — LES DESSOUS DE LA TRAGEDIE

Parallèlement aux mystères de Déméter, de Perséphone et de Dionysos, qui remontent dans la nuit des temps, le culte populaire de Bacchus ne cessa d’enchanter et de troubler la Grèce. Corybantes délirans en Phrygie, Ménades échevelées à Thèbes, Satyres joyeux en Attique, autant de manifestations diverses et irrésistibles de l’enthousiasme pour les forces cachées de la nature, à travers lesquelles transparaissaient souvent certains secrets des sanctuaires. Ceux-ci firent leur possible pour les enrayer. Mais les forces dionysiaques une fois déchaînées ne se maîtrisent pas aisément. Des paysans de Mégare entendirent raconter que le Dieu Bacchus avait été jadis, mis en pièces par les Titans et qu’il s’était tiré de cette mésaventure en ressuscitant, comme le raisin ressort chaque année du cep de vigne et le vin clair de la cuve mousseuse. Le tragique, le mystérieux et le piquant de l’histoire les charma. Un obscur pressentiment leur disait-il que cette fable renferme le secret des mondes ? On leur avait dit aussi que, dans les Mystères, Bacchus avait pour compagnon des Satyres. A la fois dévots et malins, ils imaginèrent de se déguiser en ces êtres hybrides, chèvre-pieds et Faunes cornus et de célébrer dans cet accoutrement le Dieu par des chants enthousiastes, au son des flûtes, des bombyces et des tambours. Ce fut le dithyrambe, qui se répandit bientôt dans toute la Grèce. Mais voici qu’un poète rural, imprésario hardi, Thespis, imagina de monter sur des planches, de représenter lui-même le Dieu en personne au milieu d’un chœur de Satyres, qui répondait en strophes rythmées à ses récits tristes ou gais. La tentative eut un succès prodigieux. Aussitôt un autre poète, Susarion, railleur égrillard, l’imita, mais au lieu de représenter le côté sérieux de la fable, il en fit ressortir tous les détails risibles qu’on peut lui trouver en la transposant dans la réalité quotidienne. De ce jeu venaient de naître du même coup la tragédie et la comédie.

L’essence psychique de ce phénomène, le plus surprenant de l’histoire de l’art et le plus fécond en conséquences, mérite d’être pénétré. Le Satyre représente dans la mythologie grecque l’homme primitif, à la fois plus voisin de la bête et plus près des Dieux, parce qu’il est encore en communion instinctive et