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« Donnez-moi votre pied, s’écriait Voltaire ému, donnez-moi votre pied, que je le baise. » Installée chez le grand homme, Mme Suard put ainsi le voir à toute heure du jour et sous tous ses aspects. Elle le vit au lit. « Il était sur son séant, droit et ferme comme un jeune homme de vingt ans : il avait un bon gilet de satin blanc, un bonnet de nuit attaché avec un ruban fort propre ; il n’a, dans ce lit où il travaille toujours, d’autre table à écrire qu’un échiquier. » Le portrait de Mme du Châtelet n’est qu’à côté de son lit ; celui de la famille Calas est à l’intérieur. Ce matin-là, on vint à parler du christianisme. « Il repassa une partie de la vie de Jésus-Christ, s’égaya sur ses miracles, s’indigna contre son fanatisme. Je pris sa défense comme celle d’un des législateurs religieux que j’aime le plus : je n’avouais de lui, lui disais-je, que ce qui était d’accord avec l’ensemble de sa vie, son amour pour les faibles et les malheureux, ces paroles que plusieurs fois il avait adressées aux femmes et qui sont ou d’une philosophie sublime ou de la plus touchante indulgence. » Au moins, voilà une belle défense ! Mais n’est-ce pas Voltaire qui a dit : Mon Dieu, préservez-moi de mes amis ?… Elle le vit à dîner où il avait fait toilette pour lui plaire. « M. de Voltaire, lui vint-on dire, qui sait que vous le trouvez fort beau dans toute sa parure, a mis aujourd’hui sa perruque et sa belle robe de chambre. » Elle le vit en seigneur de village, et parcourut ses bois en carrosse avec lui. Elle le vit qui avait pris médecine. Ce sont quelques-uns de ces événemens quelle relate, à l’usage de Condorcet, dans cette lettre écrite de Genève :


MADAME SUARD A CONDORCET

Je reviens de Fernai, mon ami, où j’ai couché cette nuit. J’ai déjà vu plusieurs fois M. de Voltaire : rien n’égale le transport, le ravissement, l’ivresse où m’a jetée la vue de ce château qu’il habite. Le cœur me battait avec violence ; je me sentais saisie de crainte, de respect : je redoutais de voir celui pour qui j’ai abandonné ce que j’ai de plus cher, celui que [j’ai] toujours compris dans le bonheur de ma vie de voir une fois. Toutes mes craintes se sont évanouies à l’aspect de cette divinité tutélaire de Fernai. Sa vue m’a étonnée autant que charmée. Il n’a de la vieillesse que le respect qu’elle inspire : elle ne me montrait que sa gloire, une vie toute chargée de bienfaits. J’imagine que ceux qui rendaient autrefois les oracles avaient quelque chose de ce caractère qui m’a frappée dans sa physionomie et qui a quelque chose de plus qu’humain, mais c’est une