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conquis par son propre effort le pouvoir créateur. Telle l’idée fondamentale du Prométhée enchaîné, véritable drame cosmogonique, où le héros parle à tout instant des milliers d’années qui lui restent à vivre. Prométhée a eu pitié des hommes que Jupiter voulait détruire. Il les a sauvés en ravissant le feu du ciel, père de tous Les arts. De là sa lutte avec le maître des Dieux. La colossale image du Titan rivé, à grands coups de marteau, au sommet d’une montagne par Vulcain, assisté de la Puissance et de la Force, subissant son supplice dans un silence méprisant, puis, resté seul, invoquant toutes les divinités de l’univers comme témoins de son martyre volontaire, puis consolé par les Océanides avant que Jupiter ne le précipite avec sa foudre jusqu’au fond du Tartare, ce symbole s’est gravé dans la mémoire des hommes comme le type du génie souffrant et de tous les nobles révoltés. Jamais figure poétique fortement individualisée n’a embrassé autant de choses que celle-ci. En Prométhée nous apparaît en quelque sorte la subconscience des Dieux et du Kosmos, parlant à travers l’homme parvenu à l’apogée de sa force. En lui vit la grande idée de la Justice universelle, primordiale et finale, qui domine l’univers et les Dieux, victorieuse du Destin, fille de l’Éternité. Comme interprète de cette subconscience, Prométhée est vraiment la plus haute incarnation théâtrale de Dionysos, ce Dieu morcelé en des centaines de héros. Ici tous ces héros se ramassent en un seul, qui semble vouloir dire le dernier mot des choses et dont la voix fait trembler l’Olympe. On comprend d’ailleurs que le public d’Athènes ait tremblé lui aussi. On comprend que les milliers de spectateurs non initiés aient frémi à des paroles comme celles-ci, prononcées au théâtre de Bacchus par le poète lui-même jouant le personnage de Prométhée, paroles adressées au Dieu national de tous les Grecs : « Et pourtant ce Jupiter, malgré l’orgueil qui remplit son âme, il sera humble un jour. L’hymen qu’il prépare le renversera du haut de sa puissance ; il tombera du trône ; il sera effacé de l’Empire ! » Selon le scoliaste, cette hardiesse provoqua l’indignation de la foule, qui se jeta sur la scène en menaçant de mort l’auteur d’un tel sacrilège. Le poète n’échappa aux poignards des assaillans qu’en se réfugiant dans l’orchestre et en embrassant l’autel de Dionysos. Ainsi, par la logique raffinée du Destin, la tragédie idéale fut sur le point