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moment. Dieu ! Est-il possible de trouver des ennemis lorsqu’on veut faire du bien ? Ils mettent en œuvre la calomnie, l’injustice contre le plus vertueux des hommes, l’accablent d’injures, condamnent au feu le mémoire qu’il avait fait pour défendre ces trois malheureux.

Ici, ma chère Henriette ( ? ), permets que j’interrompe mon récit. Mon cœur ne peut te cacher davantage quel est cet homme généreux. C’est le protecteur de l’humanité, le meilleur de tous les pères, l’ami de ses enfans… Ne le devines-tu pas, ma chère Henriette, c’est mon papa… Oui, c’est mon cher papa. Cela ne félonne pas sans doute. Tu sais combien son cœur est bon, combien il se plaît à soulager les malheureux. Ah ! je remercie le ciel d’avoir un tel père. J’aurais voulu que tu eusses été témoin des peines qu’il s’est données dans cette affaire. Il y pensait toujours, et, pendant les deux années qu’il s’en est occupé, son zèle ne s’est pas ralenti un seul instant. Pour se délasser de ses travaux, il allait souvent les voir. J’y allais aussi avec lui. Nous leur disions des choses consolantes : nous tâchions d’adoucir leurs peines. Ah ! que je me sentais attendrie en les voyant, ces malheureux ! Surtout, en songeant que, sans papa, leurs membres innocens auraient été mutilés sous les mains barbares des bourreaux ! Que ces idées sont déchirantes ! Et combien ton âme en doit être émue ! Mais consolons-nous, ma chère amie, et livrons-nous à la joie la plus pure. La vertu a sauvé l’innocence des mains de l’oppression. Enfin, aujourd’hui, le Conseil a cassé l’arrêt qui les condamnait. Ils seront donc sauvés, ma chère amie. Ah ! je ne me sens pas de joie ! Mais j’ai encore une scène bien touchante à te peindre. Tu dois bien penser que nous avons été aussitôt leur annoncer cette bonne nouvelle. Nous les trouvons tristes, abattus. Mais quelle est leur surprise, quand papa leur dit en les embrassant : « Consolez-vous, mes amis. Votre innocence est reconnue ; bientôt vous irez consoler vos femmes et vos enfans désolés, reprendre cette vie paisible et innocente que vous avez toujours menée, et, au lieu de l’air infect des prisons, vous respirerez enfin l’air doux et pur de la liberté. » Ils ne peuvent exprimer leur joie en entendant ces paroles. Ils embrassent les genoux de mon papa, et l’appellent leur ange tutélaire. Ah ! ma bonne amie, qu’il est doux de sécher les pleurs des malheureux !

Voilà, ma chère Henriette, un récit qui, j’espère, t’intéressera, malgré ses longueurs. Pardonne cette négligence. Je t’écris sans apprêts, et tel que mon cœur me le dicte : le langage du sentiment n’est-il pas celui qui convient à l’amitié ?


Que dites-vous de la lettre et du style ? Berquin, l’ami des enfans, n’a pas de page plus touchante ni plus édifiante. C’est la scène type de la jeune fille sensible et du forçat innocent. L’affaire des roués ne pouvait manquer de mettre en mouvement Condorcet qui s’était déjà employé activement pour le jeune d’Etallonde, ce Français, officier du roi de Prusse et protégé de Voltaire. Au premier bruit de ce scandale judiciaire, il