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La fusillade du boulevard des Capucines précipita le mouvement insurrectionnel et l’aube du 24 février éclaira les apprêts de la Guerre civile. Les polytechniciens, mis au courant des incidens de la rue, s’étaient demandé s’ils ne devaient pas, comme leurs prédécesseurs de 1830, intervenir et s’interposer entre le pouvoir et le peuple. Cette thèse, M. de Freycinet fut chargé de la développer, en sa qualité de sergent-fourrier des Anciens, devant les camarades réunis au grand amphithéâtre de chimie. Là, il fut décidé, à la grande majorité, qu’on se rendrait en masse à la mairie du Panthéon pour faire prévaloir une solution pacifique. Autorisés par le commandant de l’Ecole, le général Aupick, les jeunes gens, en grande tenue et l’épée au côté, allèrent d’abord à la mairie, puis dans les divers quartiers, offrir leurs bons services. M. de Freycinet, Lamé, le fils du savant mathématicien et un autre camarade, allèrent à Ménilmontant, puis à la caserne Popincourt d’où ils escortèrent un régiment de ligne jusqu’au-delà des barrières et revinrent à l’Hôtel de Ville. Un patriote barbu et muni d’un grand sabre, voulut barrer le chemin à M. de Freycinet qui lui dit audacieusement : « J’ai une mission, » et, sur ces trois mots mystérieux, le laissa entrer auprès du Gouvernement provisoire. Dans une salle exiguë et mal éclairée, le jeune polytechnicien trouva Dupont de l’Eure, Lamartine, Ledru-Rollin, Arago, Crémieux, Marie et Garnier-Pagès. Marie lui fit aussitôt cette question : « Est-ce qu’un certain nombre de vos camarades seraient disposés à nous servir d’aides de camp ? » M. de Freycinet répondit affirmativement et dressa aussitôt une liste de seize polytechniciens avec ce titre : « Aides de camp du gouvernement provisoire, » puis il alla faire part à ses camarades de cette mission importante. Ainsi s’accomplit sous les yeux du jeune homme l’instauration du nouveau pouvoir.

« Eh quoi ! dit-il, un changement de régime, ce n’était que cela ? Je m’étais toujours représenté ce grand acte comme entouré de solennité. Je ne le concevais que proclamé avec pompe, au milieu des dignitaires, des délégués de la nation, de l’armée aux baïonnettes étincelantes. Or, il venait de se produire nuitamment, presque en cachette, entre quelques hommes réunis par le hasard des événemens beaucoup plus que par un plan préconçu. Ma jeunesse en était déconcertée ; il me semblait sortir d’un rêve. » Vingt-deux ans après, le 4 septembre 1870,