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Nous sommes accoutumés à tout cela ; mais, en vérité, cela est affreux ! Enseigner ces choses à un enfant, c’est un crime que nul autre ne saurait surpasser ! »

Heureusement, ce sermon « tolstoïen » lui-même est entrecoupé de scènes comiques. C’est ainsi que, notamment, le seigneur du château s’est en effet avisé, — par manière d’ « entraînement » à sa nouvelle vie, — d’échanger des poignées de main avec ses domestiques ; et ceux-ci se résignent à l’honneur d’une telle familiarité : mais il faut voir avec quelle gêne (comme aussi avec quelle méprisante pitié) ils semblent vouloir racheter, par un surcroît de servilité envers leur maître, un honneur dont ils ne parviennent pas à comprendre la signification, ni sans doute le profit. L’acte s’achève par un entretien entre Nicolas Ivanovitch et sa pauvre femme. En vain celle-ci tâche à l’émouvoir : à tous les souvenirs qu’elle évoque devant lui, à sa peinture des dangers qui menacent leurs enfans, à toutes les plaintes et supplications de cette Pauline qui toujours jusqu’alors l’a timidement adoré et suivi, le nouveau Polyeucte répond invariablement par des citations du Sermon sur la Montagne. « Pense à cela, Marie ! Nous n’avons qu’une seule vie, et il est en notre pouvoir de la vivre pieusement ou de la perdre. — Je ne puis pas réfléchir et discuter ! gémit la malheureuse. Je ne dors plus, la nuit : Bébé ne me laisse pas de repos. Et il faut aussi que je dirige toute la maison ; et toi, au lieu de m’aider, tu ne cesses pas de me dire des choses que je ne comprends pas ! — Mais, tout de même, — reprend l’infatigable « convertisseur, » — nous discuterons un jour toutes ces choses à fond, n’est-ce pas ? — Oui, mais toi, je t’en prie, redeviens ce que tu étais auparavant ! — Cela, c’est impossible ! Mais écoute-moi !… » Le dialogue est interrompu par l’arrivée d’une ancienne amie, une princesse venue de Pétersbourg avec l’espérance de marier son fils à la fille aînée des Sarintsef. Mais nous sentons bien que, si même la femme de Nicolas. Ivanovitch avait continué pendant des heures à vouloir attendrir ou apitoyer son mari, tous ses efforts se heurteraient encore à l’impénétrable muraille de ce « fanatisme » dont elle nous parlait tout à l’heure. L’écroulement de l’univers entier, se produisant autour de Nicolas Ivanovitch, ne l’éveillerait pas de son rêve mystique. Et c’est bien ce que vont nous prouver les scènes suivantes de la tragédie.

Le second acte, dont l’action se déroule dans le même château, une semaine plus tard, mériterait également d’être analysé en détail. Le génie d’évocation dramatique de l’auteur s’y exhale avec une ampleur, une variété, une réalité incomparables. Mais il faut que