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Un simple « brouillon, » également, le Faux Coupon, et sans que nous puissions même deviner le parti qu’aurait tiré l’auteur de cette nombreuse suite de tableaux disparates, reliés entre eux par un fil étrangement ténu. Enfin Hadji-Mourad, la troisième des grandes œuvres qu’on nous a révélées, m’apparaît comme un « délassement » de l’extraordinaire vieillard, un « morceau de bravoure » destiné à nous prouver que Tolstoï, malgré ses quatre-vingts ans et son apostolat, était resté le virtuose incomparable des Cosaques et des Souvenirs de Sébastopol. Cette fois, c’est probablement à élaguer et à resserrer qu’aurait consisté le travail définitif de la mise au point. Le récit est trop long, semé de digressions et encombré de redites : mais telles de ses pages sont imprégnées d’une ivresse sensuelle qui justifierait le paradoxe de M. Merejkowsky sur le « paganisme » secret du comte Tolstoï.

Et puis, au-dessous de ces trois grandes œuvres à jamais imparfaites, la série des Écrits Posthumes contient de petites choses d’une portée infiniment plus modeste, des contes, des fragmens de nouvelles, des dialogues, voire une ou deux courtes pièces pouvant être jouées. Tout cela est sans prétention ; et tout cela est charmant. Le génie de Tolstoï s’y exerce, pour ainsi dire, « à vide, » sans aucun objet que de s’exercer, d’épancher sur le papier son besoin continu de création et d’expression artistiques. La nouvelle : Après le Bal, la courte pièce appelée : Toutes les qualités viennent d’elle, je voudrais qu’on les recueillît dans une « anthologie poétique » du grand prosateur russe, en compagnie de quelques-uns des contes écrits naguère par lui au lendemain de sa « conversion. » Le Tolstoï qu’on y trouverait n’aurait rien de la vigueur intrépide et farouche de l’auteur des plus admirables romans réalistes que nous connaissions ; mais lorsque viendrait le temps, hélas ! inévitable, où ces grands livres de Tolstoï rejoindraient dans l’oubli tous les autres romans consacrés à décrire une « réalité » passagère, avec quelle joie nous verrions alors surnager, — conservant à jamais sa fraîcheur juvénile et son délicieux parfum de tendresse chrétienne, — ce précieux bouquet des seules fleurs qu’ait laissées germer et s’épanouir librement, dans son cœur de poète, l’apôtre vénérable de Iasnaïa Poliana !


T. DE WYZEWA.