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Renaissance est celui où Rome commence à prendre la figure, l’aspect monumental que nous lui voyons aujourd’hui. Dans la Rome des Césars s’était nichée à l’aventure une ville du moyen âge ; le XVIe siècle la remplace par une ville moderne. Ces transformations successives, ces riches perspectives de siècles sont pour le voyageur le charme le plus rit de la Ville Éternelle. L’ingénieux J.-J. Ampère écrivait jadis ici même une suite d’articles intitulés : Portraits de Rome à différens âges. C’est un de ces « portraits » que je voudrais esquisser, en me servant du livre de M. Rodocanachi.


Le 17 janvier 1377, le pape Grégoire XI revenait d’Avignon dans la ville de l’Apôtre. Un bas-relief de son tombeau, à Sainte-Françoise Romaine, présente ce retour comme un triomphe. La vérité est plus touchante : comme Pierre autrefois dans la belle fable de Quo vadis ? Grégoire ne rentrait à Rome que pour mourir ; regrettant sa douce France et son cher Avignon, son magnifique palais et ses oliviers de Provence, il s’éteignait l’année d’après, consumé de nostalgie, à peine âgé de quarante-sept ans.

En effet, Rome était alors au plus bas degré de ses misères ; soixante-dix ans d’abandon l’avaient réduite à cette détresse. La dixième partie des églises n’était que ruines ; la plupart n’avaient que les quatre murs. La ville semblait sortir d’un tremblement de terre. Il n’y restait pas vingt mille âmes. D’immenses terrains vagues, des déserts de décombres, occupaient les trois quarts de l’enceinte d’Aurélien. La campagne farouche envahissait la ville ; le Capitole servait de pâturage aux chèvres ; le bétail, comme au temps d’Evandre, errait sur le Forum. A l’intérieur, les nobles romains, les brigands du Latium, maintenant comtes et barons, s’étaient fortifiés dans les restes des palais des Césars. Toute ruine était une citadelle. Chacun de ces donjons avait ses créneaux et ses tours : l’une de celles des Colonna est encore debout à l’angle de la Via Nazionale. La silhouette de cette Rome brutale et militaire, crénelée, armée jusqu’aux dents, devait ressembler au profil hérissé, au redoutable buisson dépiques de S. Gimignano. Le soir, chacun de ces repaires se refermait sur les bravi ; les ruelles défiantes se cadenassaient de chaînes ; la nuit tortueuse, traîtresse, se changeait en coupe-gorge. On eût pu voir à pas muets, maîtresse de son domaine redevenu sauvage, rôder dans l’ombre la maigre aïeule, le museau aigu de la Louve.