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moins flottante. Au théâtre comme dans le roman, plus que dans le roman peut-être, on n’exagérera jamais l’importance de la composition. Le public ne cède qu’à celui qui lui fait un peu violence, et dont il sent la forte main s’abattre dès l’abord sur lui pour ne le plus lâcher qu’à la fin.

Mais ces faiblesses ne sont que bien peu de chose si l’on songe aux mérites dont elles sont l’inévitable compensation. « L’Invitée, écrivait voilà bien longtemps l’auteur des Impressions de théâtre, l’Invitée est un éminent exemple de ce que le théâtre peut reconquérir sur le domaine propre du roman. Songez que, si ces empiétemens ii étaient jamais essayés, le théâtre ne bougerait pas, n’aurait pas bougé depuis deux siècles. » Il me semble que M. Lemaître nous livre ici la formule même de son théâtre : de propos très délibéré, il a renoncé au vieux moule où l’on avait avant lui jeté tant de pièces, bonnes ou mauvaises, aux procédés, aux conventions qui avaient cours et, peu s’en faut, force de lois, et, désireux d’introduire dans l’œuvre dramatique, telle qu’il la concevait, « le maximum d’analyse morale que supporte le théâtre, » il a tout fait pour la rapprocher du roman. De là vient qu’à plus d’une reprise, — Mariage blanc, l’Aînée, les Rois, le Mariage de Télémaque, — il a tout d’abord essayé sous forme romanesque l’idée qu’il devait reprendre plus tard sous forme dramatique. De là vient que ses héros, au lieu d’être, comme le sont généralement les héros de théâtre, des volontés agissantes, sont, comme la plupart des héros du roman moderne, des passivités souffrantes, de pauvres êtres sans grand ressort intérieur, à la merci de leurs passions ou des circonstances extérieures : on a prononcé là-dessus, — c’est M. Doumic, — le mot de déterminisme, et je crois bien qu’il a eu raison, et que M. Jules Lemaître ne fournira pas beaucoup d’argumens aux théoriciens de la liberté morale. De là aussi l’indécision dont il fait preuve assez souvent dans la composition de ses caractères, dans la conduite de ses intrigues, et dans l’invention de ses dénouemens, et que ses chroniques sur ses propres pièces, — ses Examens à lui, — nous révèlent avec une ingénuité charmante. Ce sont les tâtonnemens d’un romancier qui découvre ses personnages au fur et à mesure qu’il les invente, qui les étudie, les analyse avec conscience, et qui, trouvant de l’inexpliqué en eux, se garde bien de leur enlever le « je ne sais quoi » qu’il y a dans tout être humain, et qui