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STÉPHAMi :. 779

nos bonjours, le curé me montre, dans un creux du sol qu’il défonce pour ses légumes, des tibias, des péronés, des fémurs rougeâtres. Des suicidés achevèrent de s’anéantir en ce coin de terre non bénite : c’est l’ancien cimetière des impénitens. Cimetière, à cette heure, inutile, puisque la loi ne permet plus de différencier l’accueil aux défunts. Aussi le verger charmant du presbytère empiète sur ce domaine de la Mort ; et la bêche exhume les restes de ces hommes qui préférèrent la noyade ou la pendaison à leurs angoisses de paysans humiliés par la ruine.

L’endroit pourtant est favorable entre ses murailles que la treille babille, que les espaliers festonnent. Le prêtre s’y repose un pied sur la bêche. Il pérore. Un crâne édenté lui prête l’occasion de faire l’Hamlet, et de plaindre la brièveté de la vie humaine en désaccord avec l’immensité de nos désirs.

J’ai pris la leçon pour moi. Comment passer au mieux les dix ans de vitalité qui me semblent promis encore ? Alas poor Yorick. Ce crâne ! Le mien lui ressemblera, que mes neveux pousseront un jour du pied. Malgré sa foi, l’abbé Dutron n’aimerait guère changer trop tôt de paradis ; car il apprécie l’existence agréable dans notre campagne, devant ces espaces en culture que découvre la brèche de la muraille, devant ces collines flanquées de boqueteaux et de clairs villages, devant ces horizons forestiers si délicieusement bleuâtres au loin. Mélancoliquement il recouvre d’un peu de terre les os rassemblés, le crâne où tant de douleur s’exaspéra.

Nous nous asseyons sur le banc de pierre à droite de la porte. On entend la servante trottiner, relaver les assiettes qui tintent, découvrir le pot-au-feu qui bout, .le feuillette les Annales de la Foi où mon hôte a collé quelques photographies de Chinois envoyées par son camarade, missionnaire dans le Se-Tchouen. Nous évoquons les combats spirituels de là-bas.

— Il faut que je vous livre un secret... J’ai bien réfléchi... Je ne puis garder cela pour moi. La chose vous intéresse tro}). Je vous prie seulement de me promettre votre indulgence plénière pour le pécheur. Jésus a bien pardonné à ses bourreaux. Votre clémence aura moins de peine à s’exercer. Bon. Voici la chose. Vous n’ignorez pas que Ton nous demande parfois des renseignemens sur nos paroissiens ; renseignemens relatifs à leur moralité, à leurs opinions, à leur solvabilité... etc. Les personnes recommandables, et qui n’ont pas abandonné toutes