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reste de pédantisme et un certain manque d’art qui ne se retrouvent plus chez son lointain héritier. Je crois bien qu’il faut, pour une large part, rapporter ce progrès à l’heureuse influence de la discipline classique. A lire tant de fois Racine, M. Jules Lemaître a appris le goût, et il a conçu l’idée et le désir de « réalisations » artistiques qu’un Montaigne, tout naturellement, ou n’avait pas entrevues, ou s’était interdites. Né critique et moraliste, mais artiste aussi, il ne s’est pas contenté de monnayer sa pensée et son expérience en essais et en chroniques ; il en a fait des vers, des contes, un roman, et surtout des pièces de théâtre. Racine se serait reconnu à cette souplesse presque féminine ; il eût applaudi au Pardon et à l’Age difficile ; il eût admiré cette prose sœur de la sienne, sœur aussi de sa propre poésie. Car je n’ai pas assez dit combien la prose de M. Jules Lemaître, — celle surtout de ses œuvres d’imagination, — était racinienne de sobre élégance, de claire justesse, de grâce ailée, de hardiesse inaperçue. « Il rase la prose, mais avec des ailes, » nous dit M. Lemaître du style de Racine. Je dirais volontiers, de son style à lui, qu’il côtoie toujours la poésie, et que les ailes, les fines ailes du poète des Médaillons ne le quittent jamais. Style « unique » aujourd’hui, quand on y songe, comme l’était en son temps celui de Racine. Ce style où se sont comme donné rendez-vous les grâces subtiles des plus beaux parlers de France, ce « français si naturellement pur » a un charme tendre auquel on ne résiste pas. D’autres écrivains, de nos jours, ont parlé certes, ou parlent encore une langue admirable. D’autres sont plus poètes, et d’autres sont plus artistes ; d’autres ont été plus éloquens, et d’autres des dialecticiens plus musclés et plus pressans. Mais si, entre tous les styles qui ont cours aujourd’hui, on me permettait de choisir, je n’hésiterais guère : je n’ignore pas de quelles ressources je me priverais en déclinant l’honneur d’écrire comme tel ou tel : je croirais pourtant avoir reçu la meilleure part, si quelque fée bienfaisante m’accordait la grâce d’écrire comme M. Jules Lemaître.


VICTOR GIRAUD.