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aux trousses de l’ennemi, repassent par les routes de malheur devenues des routes de bonheur. Ils ne savent pas jusqu’où ils iront, chassant devant eux l’envahisseur. Ils comptent le pousser hors de France. Mais, à l’Aisne, il faut s’arrêter.

Cette péripétie, M. Maurice Gandolphe l’a très bien marquée dans son livre, La marche à la victoire, beau livre encore, d’un style adroitement rude et qui parfois, souvent même, obtient des effets de grande poésie.

En quittant la ligne extrême où la marée allemande a jeté son flot, on a cru qu’épuisée elle se retirait. On se lança derrière elle, on traversa l’immense plage, souillée de ses détritus : « litres vides, où s’étiquettent tous les alcools, sacs velus d’où s’échappent des dentelles et des soies, mausers fracassés, capotes, selles, hideuse défroque de l’armée d’invasion qui, avant de fuir, a bu, » — a bu et a pillé. L’on galope dans tout cela, et dans une horrible odeur mêlée de cadavre et d’alcool, l’odeur de la Teutonie en alarme. Et, premièrement, c’est presque facile. Peu à peu la résistance, pour ainsi parler, s’épaissit… « On sent que d’heure en heure un flot nouveau déferle, s’étale, monte. Nous nous raidissons contre l’évidence d’un obstacle fort et durable, dressé contre notre poursuite. Très vite, nous apercevons que c’est toute une offensive qui recommence, avec des moyens abondamment renforcés. Des corps inconnus, une artillerie gigogne descend de ce Nord où gagnait notre chasse allègre. Dans un méthodique et puissant déploiement, nos divisions s’ordonnent et s’approfondissent : après la guérilla des coups de force et de surprise, nous nous alignons à la bataille rangée. » En peu de jours, le « barrage » se constitue, solide sur les deux versans.

Toutes les sortes de guerre, notre armée extraordinaire eut à les accepter, durant les premiers mois de la campagne ; et telle fut sa souplesse intelligente qu’elle passa de l’une à l’autre quand il le fallut, prête à exceller dans l’offensive hardie, trop hardie, dans la défensive savante et patiente, puis dans la brusque reprise d’offensive, et dans la guerre de siège. Celle-là, qui n’est pas finie, abonde en coups d’audace et d’ingéniosité, en brèves anecdotes que M. Maurice Gandolphe conte à merveille. Des deux côtés, on tâche de mordre sur le front de l’adversaire. Les opérations de grande envergure sont impossibles : on cherche de menus résultats qui se coordonneront avec d’autres et au moins rattraperont des bouts de sol. Tel village dont on sait à peine le nom devient un objectif de réelle importance : en quelques heures, il est quatre fois pris, perdu, repris par