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plaine vide, sans obstacles sérieux, sans lignes préparées. Furnes, que cachait jusqu’ici la muraille de gazons, apparaît dans sa miraculeuse beauté comme une ville de la Terre Promise, légère et fine, presque divine, si claire qu’elle fait presque partie de l’air et de la lumière, si proche qu’il semble que, pour l’atteindre, il suffise d’étendre les bras. Une avance d’un kilomètre d’ailleurs sur le chemin de Furnes, c’est Nieuport cerné, notre défense prise à revers, notre armée coupée, fuyante ou prisonnière, l’Yser définitivement conquis, Dixmude surprise, la bataille gagnée tout d’un coup. Et qu’importe l’eau qui monte, si, par cette écluse soudain percée à la pointe des baïonnettes, l’armée allemande tout entière se répand au galop dans la plaine convoitée, comme un flot qu’on n’arrêtera plus !… Voilà les compagnies, et puis les compagnies qui s’engagent vers l’église et les champs, avec des cris de victoire.

Mais les nôtres se sont ressaisis. L’ennemi n’a pas encore rempli tout le village de ses masses déferlantes qu’ils le cernent déjà ! Et, par tous les chemins accourent les quelques renforts qu’on a pu alerter. C’est le 16e bataillon de chasseurs français, c’est un bataillon du 14e de ligne, un autre du 7e, ce sont deux bataillons de tirailleurs algériens. Et des zouaves, de beaux zouaves à la peau tannée, aux jarrets solides, au redoutable mordant. Un premier assaut qu’ils tentent tout de suite sur Ramscapelle échoue, sans diminuer leur ardeur. Un autre s’organise méthodiquement, et, dans l’après-midi, concentrique, il se déclenche. Du Nord, parallèlement à nos tranchées, avancent les débris du 6e de ligne ; du Sud, les soldats des 5e, 7e et 14e. De l’Ouest enfin, débouchant de la ferme Noordveld, petits, penchés, têtus, nerveux, les zouaves, les tirailleurs et les chasseurs.

Pour recevoir leur choc pressé, le village s’est déjà fermé comme un bastion, hérissé de fusils, de mitrailleuses, de casques à pointe. Ils ne s’arrêtent point : ils ont juré de passer, ils passeront ! A quatre heures, ils ont déjà conquis, en de furieux corps à corps, une vingtaine de maisons à l’Ouest du bourg. Au milieu de la nuit, ils atteignent le cœur du village. Au matin, les Allemands, lâchant pied, perdent la longue rue qui de l’église va tout droit vers la gare. Les Français les poursuivent, le fer dans les reins. Le 31, à neuf heures, enfin, le 14e de ligne réoccupait les tranchées du chemin de fer, encombrées de morts : devant la poussée victorieuse des