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annoté de sa main : j’admirais sa bonne foi, sa franche humeur, et songeais qu’il n’était pas du tout machiavélique… Mes objections, qu’il accueillait avec bonne grâce, l’importunaient cependant ; et il se débattait. Sur la dépêche de Gramont, cette dépêche du 12 juillet, tardivement adressée à Benedetti sans l’agrément du Conseil, contraire aux décisions des ministres et qui, au dernier instant, fit tout le mal, je le pressai à mon tour et, à brûle-pourpoint, lui demandai pourquoi il n’avait pas là-dessus, dès le 13 au matin, donné sa démission. C’est la dépêche de Gramont, trop exigeante, qui incita Benedetti à froisser le roi Guillaume. Emile Ollivier n’y était pour rien ; la faute appartenait au ministre des Affaires étrangères, ou à l’Empereur : pourquoi l’avait-il endossée ?… Il se leva et, du même ton que s’il eût été à la tribune de la Chambre, il me dit : « La dépêche de Gramont partie, c’était la guerre à coup sûr. Si Gramont ne s’en aperçut pas, je le compris. Eh bien ! est-ce que j’allais, à la veille de la guerre et en pleine tourmente, déserter la France, qui comptait sur moi, et abandonner l’Empereur, qui était mon ami ? » Et il s’étendit, avec une superbe éloquence, sur la « lâcheté » qu’on lui offrait rétrospectivement. « Donner ma démission, reprit-il, je le pouvais : on ne m’avait pas consulté ; j’étais libre. En négligeant mon avis à la minute la plus grave, on me rendait ma liberté. Oui, je pouvais donner ma démission : mais je ne le devais pas. Si vous voulez savoir pourquoi je ne le devais pas, examinez où était mon avantage. La guerre éclatait sans moi ; elle éclatait malgré moi, condamnée par moi, condamnée du geste le plus insolent. Après le désastre, je profitais de ma circonspection, comme Thiers a profité de la sienne. Le discours de Thiers est du 15 ; j’aurais donné ma démission le 13, et ainsi je le devançais. Après la guerre, j’étais l’homme le plus populaire de France ; on m’acclamait. Ce n’est pas Thiers qui devenait président de la République : c’est moi ! » Il s’exaltait : « Au lieu qu’on m’a mis au pilori ! » Et il concluait : « Donc, j’ai agi contre mon intérêt. J’ai fait mon devoir ; et j’ai bien fait ! » Sa voix avait un accent de certitude passionnée. Les hypothèses qu’il soulevait, qu’il agitait avec véhémence, bouleversaient la réalité, créaient une autre réalité qu’il animait de sa ferveur et qu’il détruisait : sur les décombres du rêve auquel, une seconde, il accordait sa complaisance, il établissait la