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développée à l’abri de ses montagnes inexpugnables et grâce à l’indomptable fierté de ses rudes et valeureuses milices. Alors que presque partout en Europe les petites républiques, nées çà et là des révoltes populaires contre l’oppression féodale, avaient peu à peu dû se soumettre à la puissance reconstituée des princes, les Suisses avaient su défendre contre toutes les emprises les libertés locales, que leurs petites communautés avaient une à une extorquées de leurs seigneurs. De haute taille, forts, énergiques, habitués par la rudesse même de leur vie rurale aux privations et aux fatigues et par l’isolement de leurs montagnes à l’indépendance individuelle et collective, ces hommes semblaient destinés par la nature à constituer la plus redoutable des infanteries pour l’attaque en masse, pourvu qu’une volonté commune les armât dans le même dessein. Et de fait, cette armée populaire était, au XVe siècle, unique en son genre, car si les milices ouvrières des cités flamandes l’égalaient en patriotisme, elle possédait en propre des qualités physiques et militaires qui la rendaient invincible dans le corps à corps. Sa tactique était d’ailleurs fort simple et se réduisait à la charge en masse, sur seize rangs de profondeur, hérissés de piques si longues que les cavaliers les mieux bardés de fer ne pouvaient espérer atteindre de front les hommes du premier rang. Pour protéger les flancs de ces gros bataillons, lourds et massifs comme la phalange macédonienne, les joueurs d’épée maniaient à deux mains ces lames énormes dont le moulinet était fatal aux jarrets des chevaux. Sans doute, cet armement se rapprochait de celui des lansquenets allemands dont les princes germaniques et même les rois de France entretenaient ou soudoyaient des bandes ; mais il manquait à ces dernières le facteur moral qui avait assuré la victoire des Suisses, ce patriotisme qui, en mettant sous les armes tous les hommes valides du pays, leur assurait pour sa défense des effectifs supérieurs ou au moins égaux à ceux des armées féodales qui venaient les y attaquer. Les victoires remportées par cette jeune nation armée avaient eu dans l’Europe d’alors un retentissement et des conséquences considérables ; la puissance bourguignonne s’y était brisée, l’Empereur avait dû céder devant elle, et le Pape, utilisant habilement la foi simple et la pauvreté avide de ces braves montagnards, avait su se servir de leur force pour appuyer quelques-uns de ses desseins,