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maladive, s’était exaltée à ce point que nous ne la traitions plus avec la froide indifférence que, de vrai, elle mérite.

Mais, aujourd’hui que plusieurs millions d’hommes sont à chaque jour, à chaque heure, à chaque minute, en présence de la mort, toujours menaçante, grâce aux projectiles implacables qui pleuvent de toutes parts, la mort paraît une péripétie assez banale. Chaque soldat se répète le mot qui, dans un roman célèbre, fait du soldat polonais Bartek un héros : « On ne meurt qu’une fois ! » Et alors, sans fanfaronnade, mais sans frisson, gardant la prudence nécessaire au vrai brave, nos troupiers affrontent les plus sanglans combats sans se perdre en lamentations inutiles.

On a observé d’ailleurs la même sérénité aux heures des -grands cataclysmes sociaux. Le danger grandit le courage. Pendant la Terreur, quand la guillotine était dressée sur les places publiques, ce n’était pas la terreur qui régnait, mais une sorte de résignation calme. Devant l’inévitable, les récriminations et même les larmes s’arrêtent.

En 1915, non seulement les soldats, mais encore ceux qui ne sont pas exposés aux bombes et aux balles, les mères, les pères, les épouses, les fiancées, les amis se sont fait une idée plus adoucie des périls que courent les êtres chers qu’ils adorent. Ils courbent la tête sous la nécessité. Certes oui. Mais ils comprennent aussi que la mort n’est pas le mal suprême. La vie a acquis un prix moindre. L’importance des existences humaines a diminué.

Pour prendre une comparaison qui, je l’espère, ne pourra froisser personne, il en est de nos idées sur la guerre meurtrière, comme des idées que se fait un joueur sur l’or.

Je suppose qu’on connaît le tapis vert d’une maison de jeu. Sur la table fatidique sont disposées des pièces d’or, parfois en masses épaisses ; quelquefois des billets de banque, de gros billets, qui, selon les fantaisistes soubresauts d’une petite bille qui roule, passent d’un côté à l’autre. En quelques minutes toute une fortune se disperse à droite ou à gauche. Cet or, qui représente de longues heures, de longs jours, de longs mois épuisés à un patient travail, cet or a perdu en ce lieu toute sa valeur. Le joueur ne sait plus ce que représentent en réalité cent francs, ou cinq cents francs, ou mille francs. Sans hésiter il confie au hasard ce qui est le salaire d’un long effort.