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De même, dans la guerre d’aujourd’hui, la notion vraie de la vie humaine s’efface, comme la notion vraie de la pièce d’or devant une table de jeu. La France met comme gigantesque enjeu du gigantesque conflit tous ses jeunes gens. Et elle les expose sur les champs de bataille sans en faire le compte, comme le joueur expose son or sur le tapis vert, en oubliant le labeur et le bonheur que tout cet or représente.

Quand, pendant la paix, nous apprenions qu’un sous-marin, avec quinze hommes d’équipage, avait coulé à pic, un long cri d’horreur s’élevait. Quoi ! quinze braves jeunes gens disparus, ensevelis aux profondeurs de l’Océan ! Quel désastre ! Quelle douleur ! Mais que ce matin nous venions à apprendre que, dans la conquête d’une tranchée ennemie, nous avons perdu quinze cents hommes, c’est-à-dire cent fois plus de morts que par l’effondrement du sous-marin, nous nous applaudirons du résultat obtenu, en oubliant presque le prix qu’il a coûté. La mort de quinze cents soldats, après que tant d’autres ont succombé, a décru en importance.

Pendant la bataille, le combattant voit tomber autour de lui ses camarades ou ses chefs avec une sorte d’insouciance ; et cette insouciance est héroïque, car il est exposé aux mêmes périls, et son tour va venir tout à l’heure. Mais la vie humaine lui apparaîtra, qu’il s’agisse de ses compagnons ou de lui-même, bien plus négligeable qu’en temps de paix, dans les conditions normales de réflexion et de sécurité.

On s’habitue à tout, à l’exil, à la douleur, à la pauvreté. Et j’oserai dire, encore que l’expression paraisse singulière, qu’on s’habitue à la mort.


Quoique je ne sois ni un barbare, ni un stoïcien, ni un mystique, je m’imaginerais volontiers que cette indifférence peut se justifier.

Même pour les plus heureux parmi les hommes, la vie est lourde, faite de soucis plus que de joies, de craintes plus que d’espérances. Le bien-être général, du corps et de l’âme également satisfaits, cette euphorie, qui nous a souri à certaines rares heures de la jeunesse, est chose exceptionnelle. Que dire alors des malheureux qui languissent dans la maladie, ou s’étiolent dans la misère, ou sont dévorés par des passions