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inassouvies, ou luttent durement pour conquérir le pain de chaque jour ? A tous ceux-là, malgré les quelques maigres compensations, clairsemées, que le hasard est venu leur apporter, la mort est la délivrance suprême.

Dans des vers admirables, trop peu connus, Victor Hugo donne de cette délivrance un symbole saisissant.

Il suppose qu’il tient dans sa main un innocent petit oiseau qu’il a enlevé de sa cage, où le pauvret était prisonnier, et malheureux de sa prison. Au dehors, tout est printemps, épanouissement, joie :


O renouveau ! soleil ! Tout palpite, tout vibre,
Tout rayonne, et j’ai dit, ouvrant la main : « Sois libre. »
L’oiseau s’est évadé dans les rameaux flottans,
Et dans l’immensité splendide du printemps ;
Et j’ai vu s’en aller au loin la petite âme
Dans cette clarté rose où se mêle une flamme,
Dans l’air profond, parmi les arbres infinis,
Volant au vague appel des amours et des nids,
Planant éperdument vers d’autres ailes blanches,
Ne sachant quel palais choisir, courant aux branches,
Aux fleurs, aux flots, aux bois fraîchement reverdis,
Avec l’effarement d’entrer au paradis…
Alors, dans la lumière et dans la transparence,
Regardant cette fuite et cette délivrance,
Et ce pauvre être, ainsi disparu dans le port,
Pensif, je me suis dit : « Je viens d’être la mort. »


La vie est bonne, certes : mais elle n’est pas assez uniformément bonne ; elle nous réserve trop de surprises désagréables, et trop d’ennuis attendus pour que nous ayons le droit de la considérer comme un bien suprême, et le seul bien. On sera équitable pour la vie, et certainement très optimiste, en disant que la vie est un bien douteux.

Notre calme de 1915 est donc plus justifié que notre sensiblerie de 1913. Sachons, par quelque serein mépris de la mort, sortir de notre basse animalité, et vaincre cet instinct exclusif et violent, qui est la soif de vivre. Aimons la vie, source nécessaire de toutes les belles et bonnes choses, mais ne l’adorons pas d’un culte désordonné ; car elle route dans son cours précipité, et parfois fangeux, bien des douleurs et bien des larmes.

Surtout, ne sacrifions à aucune crainte ce qui est noble et ce qui est juste. De toutes les vertus nulle n’est plus nécessaire