Page:Revue des Deux Mondes - 1915 - tome 29.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rêvait d’un prince de conte de fées, beau, bien fait, habile à tous les exercices du corps et de l’esprit. La forme moderne et réaliste du romanesque est le snobisme. La petite Mme Rousseau, femme d’universitaire, sera flattée dans sa vanité qu’un homme du monde fasse attention à elle. Ainsi elle glissera à la faute… Ce qui fait d’Hélène Rousseau une figure d’aujourd’hui et la distingue de ses aînées romantiques, c’est qu’elle n’est pas dupe d’elle-même. Elle ne se paie pas de grands mots. Elle se voit telle qu’elle est, ennuyée, curieuse, et déjà lasse des aventures ou l’entraînera son ennui. Elle se connaît, elle s’analyse, elle est d’une lucidité qui écarte tous les sophismes. Elle sait bien que sa révolte ne s’explique par aucune injustice particulière de la destinée. Placée dans d’autres conditions, elle serait quand même une révoltée. Elle est révoltée contre la vie et ses lois, contre la société et ses plus nécessaires exigences. Elle est révoltée par nature et par définition. Elle porte en elle le germe fatal. Mais elle en souffre : c’est son excuse. Jules Lemaître a voulu qu’elle fût à plaindre. Il nous a montré en elle une petite peste, parce qu’il est bon observateur ; mais il a quand même réclamé pour elle notre pitié, parce qu’il est bon.

Il n’est sévère qu’aux êtres dénués de vie intérieure, dépourvus de sincérité autant que de distinction morale, et qui baignent dans le mensonge comme dans leur atmosphère naturelle. Tel est le député Leveau. Jules Lemaître le déteste cordialement pour tout ce qu’il y a en lui de superficiel et de faux, de vulgaire et de forain. C’est l’homme des phrases creuses, des gestes grandiloquens, des attitudes théâtrales, toujours en veine d’enfler la voix, de forcer la note, de hausser le ton et de surenchérir, par nécessité de métier. Malin et roublard plutôt qu’intelligent, les idées qu’il développe avec une incontestable éloquence ne représentent pour lui que des effets oratoires : le sens lui en échappe. Les convictions dont il fait tant d’étalage et tant de bruit, ne sont pas les siennes, et pas même celles de ses électeurs. Gonflé de vent et gonflé de vanité, il est dans toute son horreur l’homme public : celui qui n’a rien en propre, ni sentimens, ni ambitions, ni un rêve, ni un idéal, mais chez qui tout vient du public et retourne au public. Un seul instinct au plus profond de lui-même : le besoin de jouissance. C’est l’unique ressort de son activité. Toute sa démagogie n’a été pour lui qu’un moyen de parvenir ; il aspire à s’en débarbouiller : il est la proie désignée pour une intrigante du grand monde. De Cléon à Rabagas, cette peinture du démagogue a été faite maintes fois, mais elle est toujours