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mais là bêtement. » Dans ces comédies d’un faux sceptique, toute la sympathie va aux braves gens, aux simples de cœur : Pierre Rousseau, Mme Leveau, Mme Marèze, Lia. Les méchans ne sont pas des coquins, les coupables ne sont pas sans excuse. L’auteur fait la guerre à la sottise, à l’égoïsme et à la fourberie, mais surtout à l’orgueil et à la dureté. « Si on osait s’interroger, quels abîmes on découvrirait entre ce qu’on fait et ce qu’on professe, entre ce qu’on professe et ce qu’on croit, et quelles illusions sur les mobiles et sur la qualité morale de nos actes, et cela continuellement ! » Donc tâchons de nous tirer d’affaire, à peu près convenablement : pardonnons un peu aux autres, afin qu’il nous soit beaucoup pardonné !

Une idée domine tout ce théâtre, celle de la faiblesse humaine ; un conseil y revient sans cesse : indulgence et douceur. Tel en est le fond moral. On le situerait assez bien dans l’histoire de notre littérature dramatique en disant qu’il procède directement du théâtre d’Alexandre Dumas dont il est la contre-partie. Assuré d’être en possession de la vérité, Dumas la met en théorie et en formules : il soutient des thèses dont il attend la réforme de la société : il divise l’humanité en deux catégories : d’un côté ceux qui savent et de l’autre côté les autres. Chez Jules Lemaitre ni thèse, ni raisonneurs ; pas de types absolus dans le bien ou dans le mal, mais des âmes complexes ; pas de partis pris impérieux, mais tout un jeu de nuances, une ressemblance aussi approchée que possible avec la nature. Délicates plutôt que fortes, mais si fines, d’une finesse si aiguë et pénétrant si avant dans l’humaine misère ! les meilleures de ses pièces auront leur place dans toute bibliothèque de lettré. Resteront-elles à la scène ? Les reprendra-t-on et entreront-elle s au répertoire du « théâtre de genre ? » J’en ai la conviction, et je ne doute pas que plus tard, toutes différences gardées, on ne joue Mariage blanc ou l’Aînée, le Pardon ou la Massière, au même titre qu’une comédie de Marivaux ou un proverbe de Musset.


RENE DOUMIC.