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et de remerciemens par le commandant, Harrington obtient, en outre, la précieuse faveur de revoir librement sa jeune femme ; et c’est de la bouche de Lida qu’il apprend le motif de la fusillade entendue, tout à l’heure, dans sa cellule. La vérité est que le paquebot, suivant une pratique familière aux navires allemands, s’est arrêté en vue de l’île de Lafaïti, avec l’intention de s’emparer d’une poignée d’indigènes pour les emmener dans une colonie où l’on avait besoin d’un renfort de travailleurs. Il avait donc annoncé, par des signaux, qu’il désirait acheter des provisions ; et aussitôt une cinquantaine d’habitans de l’île étaient venus dans quatre barques chargées de poisson, de bananes, et d’autres fruits. Mais les Allemands avaient voulu aller trop vite en besogne : au lieu d’attendre que la troupe entière de ces indigènes fussent montés à bord, ils avaient pris possession de tout le contenu, vivant ou inanimé, de la première barque, sur quoi les trois autres, devinant le piège, s’étaient mises en devoir de regagner le port. Ce que voyant, les Allemands, enragés de l’échec de leur entreprise, n’avaient pu s’empêcher de tirer du moins sur ces misérables qui leur filaient entre les mains ; et c’est en réponse à leurs coups de fusil que certain chef indigène avait lancé tour à tour, sur les assaillans, trois flèches dirigées avec un art si habile qu’elles avaient tué deux soldats prussiens et blessé grièvement le jeune Franz von Oppel.

Chaque jour, maintenant, le médecin anglais a de longs entretiens pleins de cordialité avec le vieux commandant et son jeune neveu. D’un ton d’assurance imperturbable, les deux Allemands lui confient leur certitude d’une victoire finale de leurs armes ; et il n’y a pas jusqu’à leur marine de guerre qui ne leur paraisse appelée à triompher, tôt ou tard, de la flotte ennemie. « Votre marine va s’agiter çà et là dans l’orageuse mer du Nord, nous bloquant et nous implorant de sortir pour nous faire tuer. Mais la marine allemande sourira et attendra, — je veux dire : les gros navires, car jour et nuit nos sous-marins, au contraire, se glisseront hors des ports pour poser des mines et pour torpiller vos vaisseaux, de telle sorte qu’à la fin votre flotte sera si affaiblie et si fatiguée, et si profondément démoralisée, qu’elle deviendra une proie facile pour nos forces toutes fraîches. »

C’est également aux confidences de ses deux nouveaux amis que Harrington doit de connaître le caractère et l’objet du voyage du Gronau. Le paquebot changé en navire de guerre a reçu pour mission de recueillir le plus nombre grand possible de « travailleurs, » volontaires ou surtout contraints, qu’il devra conduire dans un certain port