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ombrageux et défiant. Du moins, c’est le cas le plus ordinaire, car bien entendu les réactions individuelles sont très variées : tel aveugle, un jeune homme de vingt-neuf ans, que je viens de trouver tout contre le fourneau de sa cuisine, assis dans un confortable fauteuil démesurément rembourré de coussins, paraît bien être à cette place cloué depuis sept mois déjà qu’il est rentré de l’hôpital. On n’a pas pris de ménagemens pour lui apprendre son sort, à lui, mais il semble bien que le verdict de l’oculiste soit tombé sur une masse inerte qui n’a pas réagi. Depuis son retour, le curé du village lui a bien dit que les aveugles lisent et écrivent à leur manière, qu’ils apprennent des métiers ; mais il n’y croit guère, et cela ne l’intéresse pas d’ailleurs. Il fume là sa pipe du matin au soir et demande seulement qu’on ne lui parle pas de travail. Il est en voie de s’épaissir et de s’enlizer dans une indolente torpeur. Cet autre, qui a au contraire une conscience aiguë de sa situation, n’a pas été la dupe des bienveillans mensonges du médecin ; il continue pourtant à parler de temps en temps de sa guérison, pour donner courage à ceux qui l’entourent, et pour écarter les explications pénibles ; pour lui, il a puisé dès le début dans ses convictions religieuses une sérénité dont on croirait la nature humaine à peine capable. Entre ces deux points extrêmes, hébétement et résignation philosophique ou religieuse, selon le degré de lucidité de conscience et d’énergie morale de chacun, tous les états intermédiaires se rencontrent, en passant par le désespoir. Il faut approcher avec prudence, tant qu’on ignore de quel métal est faite l’âme à laquelle on apporte le réconfort.

Je transcris ici quelques notes de visiteuses que l’Association Valentin Haüy a adressées à des soldats aveugles, et qui ont judicieusement analysé les procédés que d’instinct elles mettent en pratique à leur chevet.

« 1° Nous évitons toujours, avec n’importe quelle personne privée de la vue, d’employer le nom, le qualificatif d’aveugle : nous nous servons de périphrases : « qui n’y voit pas, qui a mal aux yeux. » Cela nous semble moins brutal, moins directement évocateur de toutes les épreuves qui tiennent à la cécité… Quand l’intéressé lui-même, plus familiarisé, ne s’effraye plus du mot et le dit le premier, alors c’est différent : j’appelle un chat un chat… Car il nous paraît encore que, s’il faut autour de ces chers êtres souffrans beaucoup de tact, des cœurs à la fois