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fraternité, — humanitaire ou catholique, peu importe, — et sans la séparer du dévouement le plus héroïque et le plus tendre pour le pays natal.

Triomphant de l’esprit de canton, et garanti contre l’esprit cosmopolite, le génie national du peuple élu doit encore annihiler toutes les divergences individuelles. Jamais l’effacement des personnalités, l’assujettissement de chacun à tous, n’a été édicté plus impérieusement que chez Mommsen. Lorsqu’il se contente de préconiser l’abnégation volontaire, lorsqu’il vante, chez ses Romains, « la science du sacrifice de soi en vue de l’utilité commune, et le renoncement au bien-être actuel en vue du bonheur à venir, » il ne fait guère que répéter les belles leçons des moralistes anciens, des Cicéron et des Tite-Live, et tous les gens de cœur ne peuvent qu’être de son avis. Malheureusement, la formidable idole de l’État, qui, dans sa doctrine, est douée d’un appétit gigantesque, ne peut trouver suffisantes ces offrandes spontanées ; elle ne sollicite pas la soumission, elle l’impose. Mommsen approuve que la loi romaine érige en principe la toute-puissance de la cité, et son intervention incessante dans le droit privé, dans les testamens, dans les contrats. Il juge très salutaire l’autorité absolue déférée aux censeurs, et, s’il est porté par-là « quelque atteinte à l’indépendance des personnes, » il s’en console vite. Il estime même que le gouvernement romain a été trop mou, en tolérant, par exemple, le franc parler des poètes comiques. On pense bien, après cela, que liberté de conscience, liberté de parole, liberté de la presse, et autres fadaises du libéralisme moderne le touchent fort peu. Au contraire, il remarque avec joie que les révolutions, à Rome, n’ont discuté que les formes du gouvernement, mais qu’elles n’ont jamais désarmé « le droit suprême de l’État, » ni revendiqué contre lui « les soi-disant droits naturels de l’individu. » Cette tyrannie de la cité, cette discipline que Mommsen appelle « une règle de fer, » il la croit nécessaire à l’unité et au développement de la nation. Si, une ou deux fois, il paraît admettre que Rome a trop cher payé sa grandeur collective par la perte des libertés individuelles, c’est une faiblesse dont il se repent bientôt. D’habitude, il proclame que l’abdication des citoyens n’est rien, si elle a pour conséquence la suprématie de la cité. — Sans vouloir réhabiliter contre Mommsen un individualisme anarchique très pernicieux, nous nous demandons s’il n’y a