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pas quelque excès dans ses conclusions, et tout d’abord quelque confusion dans ses prémisses. Il ne distingue pas assez le moyen et le but. Il est très vrai que la fin de toutes nos actions, dans un État cohérent, doit être l’intérêt du corps social dont nous sommes les membres. Mais, pour atteindre cette grandeur commune, est-il nécessaire d’annihiler les énergies personnelles ? Ne vaut-il pas bien mieux les exalter, afin d’obtenir, au lieu d’une obéissance automatique, une coopération vivante ? plus consciente, leur activité ne sera-t-elle pas plus efficace ? plus libre, leur sacrifice ne sera-t-il pas plus méritoire ? La devise de Mommsen semble être : « rien par l’individu et rien pour lui ; » la vraie formule serait plutôt : « tout pour la société, mais tout par l’individu. » Ici Mommsen commet la même erreur de raisonnement que tout à l’heure. Entre l’individu et la nation, comme entre la patrie et l’humanité, il élève une antinomie absolue, alors qu’il est possible de trouver une juste conciliation. Mais il est trop Allemand pour ne pas se hâter de trancher, d’une main brutale, les problèmes qu’il faudrait un peu de patience pour résoudre ; — trop Allemand pour laisser vivre ce qui peut restreindre un tant soit peu, même en apparence, l’omnipotence de l’État ; — trop Allemand enfin pour ne pas préférer la sujétion mécanique à la discipline volontaire, si belle pourtant, si douce au cœur des hommes libres, et, par-là même, si féconde.

Cet État monstrueusement absorbant, sous quelle forme va-t-il exercer son pouvoir ? Mommsen est très dur pour les deux modes de gouvernement qu’on a coutume d’opposer l’un à l’autre, pour la démocratie et l’aristocratie. Il traite de haut la plèbe romaine. Quand il est de bonne humeur, il l’appelle « une foule honnête de paysans » (mais en prononçant ce mot « honnête » avec le rire sarcastique que l’on devine), et s’amuse de ses meneurs, « radicaux aux croyances bornées, » « agitateurs pourvus de tout l’attirail de l’emploi, manteaux râpés, barbes ébouriffées, cheveux flottans, grosses voix de basse-taille ; » quand il est en colère, il stigmatise « ce prolétariat hideux, gangrené jusqu’à la moelle, mais ou pervers, grimaçant la souveraineté populaire. » La seule chose peut-être dont il lui sache gré, c’est d’avoir fourni à César un prétexte, une étiquette pour faire sa révolution. Mais ce n’est pas seulement à Rome qu’il juge désastreux le gouvernement du peuple par le peuple.