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immédiat qu’il devait en recevoir. Mais ces hôtes illustres semblent avoir décliné la mission de le former, car Schiller dit au père dans une lettre assez fraîche « qu’il désire avant tout ne rien déranger dans la nature de cet enfant, car ce qui ne croit pas naturellement, il ne cherche point à le planter… »

Tandis que la sœur Emma, tout en jouant encore à la poupée, copiait avec assez d’adresse des tableaux de maître dans la galerie du Grand Electeur, son frère ne révélait encore de dispositions à aucun travail. Plus tard, peut-être déjà sous l’influence du parrain prussien, il montra quelques préférences pour les mathématiques, et détesta les langues étrangères et particulièrement le français, ce qui pouvait alors passer à Dresde pour une monstruosité. Le père, confiant, généreux toujours, trop indulgent souvent, comprenait pourtant avec sa vive intelligence qu’il a affaire à forte partie. « Il éveille, écrit-il à Mme Schiller en parlant de son fils, peu de sensations agréables chez les gens de notre entourage. » Aux éducateurs qui changent souvent, — aucun ne consent à perdre sa peine auprès de cette nature offensive et virulente, — le jeune Théodore ne prête jamais la moindre attention non plus que le moindre respect. Il se moque d’eux, de leur prudence défensive, rédige contre eux des pamphlets, les choisit comme souffre-douleur, les rend ridicules en prose et en vers. On ne sait plus ce qu’on doit lui donner à lire, car il dédaigne tout. Un portrait de lui à l’âge de douze ans le montre avec un geste enflé et faux de petit bonhomme « qui s’en fait accroire. » Déjà il est déclamateur. Sa guitare en bandoulière, il voudrait aussi faire le troubadour et mettre à mal le féminin. Ces dispositions ne l’empêchent pas d’adresser à Dieu des dithyrambes, notamment à l’occasion des fêtes chrétiennes. Tandis que sa famille vit dans la dignité sans ostentation religieuse, il agit déjà comme un barbare et accapare le ciel pour lui seul. C’est une manière de voir de la Prusse militaire, que son parrain approuve.

La famille, elle, demeure dans son songe idyllique ; chaque jour davantage elle devient le centre intellectuel de cette belle ville et sous son toit affluent les artistes, les penseurs, les poètes, pour y jouir d’une hospitalité riche d’âme et de cœur. Mozart était venu sous ce toit en 1789 et y avait séjourné pendant une grande semaine. Il y avait joué au clavecin avec une fantaisie et un brio délicieux. On l’avait fêté, il avait tenu tout le