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s’emparaient de la rue. Il n’y a en avait plus que pour elles. Tout juste haut comme la botte du vacher, je m’indignais d’être obligé de céder le pas au cortège somnolent des vaches, qui s’avançaient en balançant leurs gros ventres ballonnés, ou de me réfugier dans une embrasure de porte, pour esquiver le coup de pied d’un étalon qui s’ébrouait.

A vrai dire, je ne constatais pas, chez mon ami, Louis Génin, cette répugnance pour les bêtes. Il en avait plus l’habitude que moi. Et même, chez ses parens, il était déjà capable d’attacher un cheval à l’écurie, tout comme un homme, ou de pousser vers l’étable, en faisant de grands gestes des bras, les vaches récalcitrantes. Mais il accomplissait tout cela sans gaité ni entrain, comme une besogne ennuyeuse, à laquelle on ne peut pas se soustraire. Il savait bien que, lui aussi, un jour ou l’autre, il tiendrait la charrue comme son père, ses oncles et ses cousins, et il n’était nullement pressé d’en tâter. Bêtes et gens de la campagne lui apparaissaient comme les figurans nécessaires et inévitables de la scène qu’il aurait sous les yeux jusqu’à son dernier souffle : il serait toujours temps de s’en occuper et de s’y mêler !

C’est que la vie des champs, — surtout dans ces durs pays du Nord et de l’Est, — est beaucoup plus rude que les gens des villes ne peuvent se l’imaginer. Lors de mon dernier voyage à Spincourt, je disais, en riant, à un camarade d’enfance, propriétaire et agriculteur, que j’enviais son existence, que je voudrais être à sa place. Je parlais en déraciné et en homme de lettres, qui a perdu la notion de son milieu originel et qui voit les choses du dehors, par le côté pittoresque. Il me répondit, avec un accent de commisération, qui me fit rentrer en moi-même :

— Mon pauvre ami ! Tu ne sais pas ce que c’est qu’un train de culture !

Dans ces mots « train de culture, » j’avais entendu le roulement de toute la charretterie campagnarde, le piétinement de toutes les écuries et de toutes les étables, le trainement lent et lourd de toutes les galoches ferrées. La succession monotone et harassante des travaux et des jours s’était évoquée devant mon esprit. A nos yeux d’enfans, cette vie paysanne ne représentait que de la peine, et encore de la peine. Il faut qu’elle soit bien pénible, en effet, pour que la plupart des gars de chez nous lui préfèrent celle des usines. Quelle différence avec la vie rustique