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sanglante épousée, — glissa de ses mains défaillantes. Il était mort.


La Prusse et plus tard l’Allemagne firent croire au populaire que cette fin fut sublime. On laissait libre cours à son imagination patriotique pour qu’elle peignît avec les couleurs les plus éclatantes la bataille où le poète chargeant l’ennemi serait tombé en héros. En vérité, et sans vouloir diminuer en rien ce que sa vie véhémente contenait de sincérité respectable, la mort de Körner manque de poésie. C’était une embuscade, on était tombé sur trente-huit voitures de vivres conduites par une poignée d’hommes qui ne se méfiaient pas. Ce sont les hasards de la guerre. Quel flot de paroles, quel abus de grands gestes et de grands sentimens pour aboutir à cette fin sans beauté ! On avait bravé le monde, abandonné les siens, renié toutes les promesses fleuries de la vie normale. On en avait, appelé sans cesse à Dieu qui devait tout approuver et tout bénir….

Et cela se termine par un acte de Raubritter. L’aube était pourtant belle. C’était une atmosphère pleine de tragique attente. Et voilà qu’on est déçu. C’était donc pour cela, cette veillée funèbre, cette dernière chanson sur la fiancée de fer ?

Le major Lutzow est hautement satisfait. « Riche était la proie, » s’écrie un historien avec une prodigieuse inconscience, « mais on y a mis le prix !… »

On s’empressa autour du poète tombé. Quelques camarades le portèrent à travers les taillis, au bord de la route. Un chirurgien arriva et constata la mort. Alors on se mit en route avec le butin. On chargea le cadavre sur une des voitures françaises et par de longs détours, pour éviter une rencontre de l’ennemi, tout le cortège arriva à Wobbelin, le quartier général du corps franc. Il était neuf heures du soir. Dans la maison d’un garde forestier on porta la dépouille de Théodore Körner et dans un réduit étroit en planches on l’exposa sur un lit couvert de paille. Bientôt des compagnons arrivèrent avec des feuilles de chêne et se mirent à en faire des guirlandes à la manière antique pour les attacher autour du mort. Tout le monde dormait déjà dans le camp et dans le village. On sonna l’alarme et tous les soldats du corps accoururent pour voir une dernière fois l’Orphée qui les avait charmés. Chacun apporta dans ses bras des branches vertes et les fleurs qu’on avait vues