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d’un chasseur noir qui accidentellement parlait de la mort de Théodore. Le gouvernement prussien ne s’était même pas préoccupé de faire connaître cette fin aux survivans.

Ce fut l’effondrement définitif de la malheureuse famille. La Prusse leur avait tout pris. Il ne restait plus à ces épaves de la vieille Allemagne qu’à « vivre sans espoir et sans joie dans la monotonie des jours, » comme écrit la mère à Charlotte de Schiller. Le clavecin sur lequel Mozart avait joué demeura dès lors muet pour toujours et vide le fauteuil des grands poètes qui avaient aimé la France et admiré Napoléon.

L’Allemagne de 1813 comme celle de 1870, toujours jalouse de sa gloire intégrale, s’ingénia à nous dérober toutes les tares de ses grands hommes. La mémoire de Théodore Körner fut de celles qu’il importait avant tout de garder contre les indiscrétions. Dans une remarquable discipline, les écrivains allemands passèrent donc sous silence la plupart des écarts qui auraient aliéné au poète la sympathie de la majorité rigoriste, en même temps qu’ils surent transformer son action publique en une série de sublimités que nous avons examinées sous leur jour véritable et où ne demeure debout qu’une seule chose : la redoutable révélation d’une influence occulte, destinée à attirer à elle et à exploiter tous les talens au profit d’un but de tyrannie politique et militaire, profondément hostile à toutes les libertés qui ont édifié la culture universelle.

La crise sociale et morale que j’ai essayé de décrire à travers la destinée d’une famille n’est rien à l’égard de celles dont nous avons, depuis, été les témoins, mais elle découvre le foyer de haine d’où sortit un mouvement d’une immense portée, la lutte contre le spiritualisme latin, qui commença déjà au seuil du XVIe siècle, tantôt étouffée par les événemens, tantôt enrayée par la robuste vie imaginative d’individualités supérieures. Cette vie imaginative se civilise sous l’heureuse influence de la France latine, rebondit encore, même après 1813, en une prodigieuse éclosion lyrique et musicale, pour mourir enfin écrasée sous le coup des événemens de 1914, qui ne nous permettent plus d’espérer d’ici longtemps un retour de l’âme germanique vers son noble passé, ce royaume spirituel de la paix, ruiné à jamais par son impitoyable ennemie, la Prusse.


FERDINAND BAC.