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dans les pays du Midi ! Chaque année, en Languedoc et en Roussillon, j’assiste au départ des vendangeurs. Les charrettes sont pavoisées. Les colliers des chevaux sont tout éclatans de pompons et de guirlandes. Dans chaque groupe, il y a au moins un joueur de mandoline. On part dans un grand tapage de claquemens de fouet, de rires et de chansons. Jamais rien de pareil dans notre pays. Là, vraiment, le travail est une punition céleste, inexorable, sous laquelle l’homme sue et ahane jusqu’à l’épuisement de la vieillesse ou de la maladie. Jamais il ne viendrait à l’idée de personne d’en faire un jeu. Souvent, dans ses momens de répit, l’ouvrier ou le paysan du Midi se regarde vivre : il se sent en parade, presque en beauté. Il n’y a qu’à transcrire ses gestes ou ses paroles, pour obtenir une ébauche, qui est déjà de la poésie. Nous sommes à mille lieues d’une telle tournure d’esprit. Quand nos bonnes femmes en hâlettes vont porter la soupe aux faucheurs et aux moissonneurs, on voit trop, à leur mine, que c’est une chose sérieuse et que, là-bas, au pied des meules, nul chemineau troubadour ne leur chantera sa chanson.


Les émotions de cette prosaïque existence étaient rares. Cependant, il y avait des heures où, comme une vague de fond, toute la tristesse accumulée et stagnante sous la médiocrité de notre vie, remontait au choc d’une impression, et, d’un brusque flot noir, nous noyait le cœur.

C’était dans ce Faubourg, que je n’aimais pas, — ce Faubourg, patrie des bêtes, où je ne m’aventurais que de loin en loin. À l’endroit où la rue fait un coude, se trouvait un lavoir, où je pénétrais quelquefois derrière les laveuses, à l’époque des lessives. J’y avais remarqué une fontaine, dont l’eau se déversait par une rigole dans le bassin du lavoir. Cette fontaine devait être peu profonde, et je pensais que je pourrais y pêcher à la main quelque beau poisson, comme faisaient, dans les trous de la rivière, les garçons du village : c’est ce qu’on appelle boler. L’heure était propice pour une expédition de ce genre. La nuit tombait, les bêtes venaient de rentrer dans les étables. Par les portes ouvertes des logis, on voyait flamber l’âtre où les femmes préparaient la soupe du soir. Personne, j’en étais sûr, ne viendrait me déranger.