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le voisinage elles influent sur les autres. Des comédies, charmantes par ailleurs, sont émaillées de termes que jadis les honnêtes gens laissaient aux poissardes. Un exemple entre mille. Dans la préface de l’Etrangère, pour prouver qu’au théâtre suggérer vaut mieux que dire, Alexandre Dumas cite un effet de scène créé par Frederick Lemaitre. C’était dans Kean, à l’instant où pressé d’entrer en scène, parce que le public s’impatiente, Kean répond à l’avertisseur : Qu’est-ce que ça me fait, à moi ? « Que faisait Frederick à ce mot-là ? Il prenait une chaise, il la brisait sur le sol, et il s’écriait : Qu’est-ce que ça me f… ait, à moi ? De l’inquiétude que, pendant une demi-seconde, le public avait eue que l’acteur prononçât le mot qui lui venait aux lèvres, du soulagement qu’il éprouvait à ne pas l’avoir entendu, il résultait un effet immense que non seulement le mot vrai n’eût jamais pu atteindre, mais qui eût été en sens contraire. Là où il y eut applaudissemens, il y aurait eu sifflets et sifflets mérités. » Le mot que Dumas père, fabricant de romans populaires et de mélodrames, n’osait pas mettre sur les lèvres d’un acteur, il n’est plus de scène aujourd’hui où on ne le prononce en toutes lettres ; est-ce lui qui a gagné en dignité ? est-ce le dialogue qui a perdu en distinction ?

Drames, comédies et vaudevilles de l’adultère, pièces de mauvaises mœurs, de mauvaises manières, de mauvais langage et de mauvais ton, comment ce théâtre indésirable s’est-il introduit chez nous ? Avec quelles complicités et à la faveur de quels encouragemens ? Il n’est pas très difficile de le deviner. L’adage de droit, Is fecit cui prodest, a toujours son application. À ce propos, on commet couramment une grave méprise. Ceux mêmes qui s’élèvent avec le plus de vigueur contre l’influence étrangère au théâtre, se bornent à rappeler, avec un dépit justifié, mais naïf, que nous avons joué les pièces des Hautpmann et des Sudermann et qu’ils nous en ont récompensés en signant le manifeste des intellectuels. Mais leurs Tisserands, leurs Hannele Mattern et autres plates productions, quelque bruit qu’on ait fait autour d’elles, n’ont eu qu’un nombre de représentations infime. L’influence même des pièces d’Ibsen sur notre littérature dramatique a été à peu près nulle. Ce n’est pas de cette manière, c’est par d’autres procédés beaucoup plus efficaces, plus subtils et plus sûrs que s’exerce la mainmise de l’étranger sur notre scène. J’en appelle à l’expérience récente de tous les amateurs de théâtre. Combien de fois n’ont-ils pas constaté que leurs voisins de loge ou de fauteuil, et surtout dans les salles les plus à la modo, parlaient toutes les langues, hormis le français ? Cette foule cosmopolite, qui vient