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faits possibles, on me demandoit ce qui estoit vray et ce qui estoit faux, et je le distinguois avec exactitude.

Estant à Saint-Cloud avec le chevalier d’Orléans[1], depuis Grand Prieur de France, on nous menoit promener ensemble, et je l’entretenois de mes imaginations.

Il n’avoit point la pareille à me rendre. Un jour, il s’avisa de me dire qu’il y avoit des machines avec lesquelles on faisoit voler les hommes, qu’il en avoit vu une qu’on luy avoit ajustée et qu’il avoit volé. Son valet de chambre certifioit le fait.

Je disputai longtemps, demandant qu’on convint que cela n’estoit pas plus réel que mes imaginations, ce qu’il ne voulut pas accorder. Enfin, lorsque j’estois prest à céder au poids de l’autorité du valet de chambre, sa gouvernante qu’il avoit encore, quoique d’un an plus vieux que moy, et qui causoit quelques pas derrière nous avec l’abbé Montgault, demanda quel estoit le sujet de notre dispute. On luy dit. Elle dit qu’elle ne se souvenoit point de cela, ce qui fit cesser le persiflage.

Dans ce même temps, je m’estois fait une langue : je formois des sons hétéroclites sans règle que j’appelois parler ma langue. On m’interdit ce badinage parce qu’on s’apperceut un jour que je priois Dieu à la messe de cette manière, c’est-a-dire que, paroissant lire dans un livre, je formois de ces sons.

Au mois de février 1711, on acheva de m’oster les femmes et l’on me donna M. de Court[2] avec titre de sous-gouverneur. C’est luy qui a achevé mon éducation. Il avoit un frère auprès de M. le Duc du Maine, mon oncle, qui avoit beaucoup d’esprit Celuy cy en a peu, mais il avoit vescu en bonne compagnie et s’y est bien pris pour m’inspirer des sentimens d’honneur et me faire secouer la timidité qui m’est naturelle. J’appelle icy timidité la crainte des petits dangers ou des choses non dangereuses dont les enfans s’effrayent sans raison, car pour la timidité qui fait qu’on est embarrassé avec les gens qu’on ne connoist pas, on ne me l’a point ostée.

Dans les commencemens de cette nouvelle éducation, j’entretenois M. de Court et l’abbé Montgault de mes imaginations, comme je faisois précédemment à mes femmes. Au bout de quelque temps on me dit que j’estois trop grand pour parler

  1. Son frère consanguin, fils naturel du Régent.
  2. « De Court, dont le nom n’étoit point faux, et qui, de plus, étoit un pédant achevé. » (Saint-Simon.)