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musicien Wagner, — publièrent sur les Français des pages qu’ils ont dû, malgré tout, regretter par la suite. En regard de ces pamphlets peu généreux, le duel épistolaire de Strauss et Renan, — deux lettres échangées sans résultat appréciable, — offre un spectacle moins pénible à la fois et plus instructif. Le souvenir de cette lutte à armes courtoises, — mais combien plus courtoises du côté français que de l’autre ! — a été maintes fois évoqué depuis le mois d’août 1914. Un journal a même réimprimé les lettres de Renan. La reproduction des lettres de Strauss n’eût pas présenté moins d’intérêt, d’autant plus que la seconde n’a jamais été traduite dans notre langue. Elles annoncent ces monstres d’orgueil et d’inconscience qui, sous le nom de « manifeste des intellectuels allemands » ou d’ « appel aux nations civilisées, » ont plongé les nations civilisées dans la stupeur. Le pseudo-libéral Strauss fait prévoir le pseudo-libéral Gerhart Hauptmann. Tous deux se réclament de la liberté et de l’humanité : ils ne sont que des pangermanistes honteux.

Strauss et Renan n’étaient pas entrés en contact personnel avant 1870. C’est le Genevois Charles Ritter, fervent admirateur de l’un et de l’autre, qui les mit en rapports. Les auteurs suisses ont toujours eu cette mission, — qui a sa beauté en temps de paix, — de rapprocher la pensée germanique et la pensée française. En servant à Strauss et Renan de trait d’union, Charles Ritter portait sa pierre à l’édifice où Mme de Staël, Sismondi, Victor Cherbuliez et le très regretté Edouard Rod ont travaillé avant et après lui. Et s’il n’a pas laissé, malgré tout son savoir et toute son intelligence, une trace plus durable dans l’histoire littéraire de son pays et de son temps, il n’en faut accuser que son extrême timidité et son excessive modestie.

Bien qu’il possédât parfaitement les classiques grecs et latins et qu’il eût fait de fortes études théologiques, Charles Ritter se défiait de sa science et de son style. Une conscience ombrageuse au-delà de toute expression, des scrupules d’une intensité presque maladive, firent tomber la plume de ses mains chaque fois qu’il entreprit une œuvre personnelle.

Il avait été précepteur en Allemagne ; il avait ensuite enseigné le grec et le latin au collège de Morges, dans le canton de Vaud ; mais le professorat n’était pour lui qu’un gagne-pain, sa vocation était ailleurs. Charles Ritter avait l’âme d’un théologien, d’un théologien-philosophe, et peut-être eût-il illustré la