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profit des invalides allemands ! Pour être philosophe, on n’en est pas moins patriote et philanthrope.

L’invasion allemande, le siège de Paris et le blocus littéraire qui en fut la conséquence tinrent Ernest Renan jusqu’au printemps de l’année suivante dans l’ignorance des hauts faits de David Strauss. Il écrivait à Charles Ritter, le 11 mars 1871, la noble lettre que voici :


J’ai appris seulement il y a quelques jours que le 29 septembre M. Strauss a fait une réplique à ma réponse insérée dans les Débats le 10 décembre de ce même mois. Je voudrais bien lire cette réplique ; pourriez-vous me la procurer ?

Je regrette un peu que M. Strauss ait continué cet échange de réflexions quand il savait que je ne pouvais lire ses communications ni y répondre. Je le regrette d’autant plus qu’il paraît que M. Strauss fausse étrangement mes opinions sur quelques points. On m’a dit qu’il me prêtait cette idée que la France devait réclamer les territoires qu’elle perdit en 1815, et cela, parce qu’une ou deux fois dans la Revue des Deux Mondes j’ai parlé des traités de 1814. Je ne puis croire M. Strauss capable d’une telle subtilité d’inquisiteur. Ma thèse longuement développée était de s’en tenir pour les questions territoriales au statu quo ante bellum, je ne pouvais donc avoir la prétention de réclamer Landau et Sarrelouis qui ne nous appartenaient pas ante bellum. Nous avons l’habitude en France de prendre les traités de 1814 comme représentant la réduction de la France à ses frontières, les modifications de 1815 ayant été peu de chose auprès de ce qui se fit en 1814 et se confondant pour nous dans les grands actes diplomatiques de 1814. En tout cas, si j’avais voulu dire l’énormité que me prête M. Strauss, j’aurais dû l’exprimer plus clairement et ne pas m’en tenir à ce petit escamotage de chiffres. Ce n’est pas là ma manière d’écrire habituelle. Je suis fâché d’avoir été chargé devant l’Allemagne d’une telle absurdité par une autorité comme celle de M. Strauss.

J’écris en ce moment quelques réflexions sur la situation présente ; ce sont probablement les dernières pages de politique que j’écrirai. Tout ce que j’avais rêvé, désiré, prêché se trouve chimérique. J’avais fait le but de ma vie de travailler à l’union intellectuelle, morale, politique de l’Allemagne et de la France. Voilà que la criminelle folie du gouvernement déchu, le manque d’esprit politique de la démocratie française, l’exagération patriotique des Allemands, l’orgueil prussien ont tracé entre l’Allemagne et la France un abîme que des siècles ne combleront pas. Je ne peux pas dédire ce que j’ai dit en pleine conscience, conseiller la haine quand j’ai conseillé l’amour. Je dois dire comme Goethe : « Comment voulez-vous que je prêche la haine quand je ne la sens pas dans mon cœur ? » Je ne peux cependant pas dire à mes compatriotes, quand deux millions de Français me redemanderont leur patrie, de ne pas les écouter. Je me tairai.


Quelques jours après l’envoi de cette lettre à son ami de