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voyez Richelet ! Richelet : heureux, « prononcez üreux ; » malheur : « prononcez maleur. » Voyez Ménage : « Quoiqu’on die heur, bonheur et malheur, il faut dire hureux, bienhureux, malhureux. » Voyez Hindret, ses Entretiens d’Ariste et d’Eugène : « Quant à bonheur, ce serait parler en badaut que de dire bonur, comme quantité de gens disent à Paris. » Lisez Richelet, lisez Ménage, lisez Hindret, lisez tout ; et vous aurez moins de fougue à réclamer de ces réformes qui « balafreraient » l’auguste français. A propos des innovations que nos poètes ont essayées, vers la fin du dernier siècle, dans la métrique de leurs vers, Rémy de Gourmont traite la question de l’e muet que d’aucuns élident devant les consonnes tout aussi gaiement que devant les voyelles : lui ne va pas conclure sans se référer à l’usage ancien des poètes ; il consultera et Ronsard et Desportes et Malherbe, et aussi les grammairiens d’autrefois, et aussi les linguistes d’à présent. Puis il nous conseillera de nous en tenir à notre jugement d’oreille : l’oreille d’un lettré, dix siècles de poésie française lui ont donné ses habitudes, sa préférence et peut-être le désir de quelque nouveauté. M. Joseph Bédier publie son admirable Roman de Tristan et Iseut ; Rémy de Gourmont, romaniste méticuleux, sait y démêler le travail exquis de l’arrangeur, y trouver les divers élémens de la légende, y souhaiter en tel endroit une version plutôt qu’une autre. Il a écrit, sur Guillaume de Machaut, poète du XIVe siècle, un chapitre charmant de justesse ; et l’amie du poète, Péronne d’Unchair, dame d’Armentières, « mon cœur, ma sœur, ma douce amour, » il l’a très joliment éveillée de l’oubli et amenée à la demi-lumière des héroïnes amoureuses, poétesses qui n’ont point écrit leurs vers et les ont inspirés seulement. Ses portraits de Théophile, de Saint-Amant, de Cyrano de Bergerac, de Chamfort, de Rivarol, de Restif, de Maurice de Guérin, de Gérard de Nerval, et de Verlaine, de Moréas, de Mallarmé font une galerie où Sainte-Beuve eût passé des heures précieuses.

J’insiste un peu sur tant d’érudition, — mot lugubre ; — mais nulle érudition n’est moins triste et, à la vérité, n’est plus gaie. Les érudits sont ennuyeux, s’ils n’en finissent pas de remuer leurs doigts las dans la cendre ; mais Rémy de Gourmont, dans la cendre, cherche les étincelles de la vie. Ce qui est mort, il le néglige après avoir séparé beaucoup de vie de ce qui parait mort. Sa patience nous avertit d’aimer les bribes de la réalité plus que toutes les fausses images, nulles, n’étant pas mortes, étant ce qui jamais n’a existé. Il ressemble, disais-je, aux philosophes de l’Encyclopédie ; mais il est le