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Les faits ?… « Les faits ont une très grande valeur, mais passagère. Ceux qui sont vrais aujourd’hui seront faux demain, parce que leur exactitude est en rapport, non pas avec une réalité immuable, mais avec une réalité mobile et changeante : » et, cette réalité mobile et changeante, c’est nous, ce n’est que nous. Il y a la science ? « Si quelque chose représente ici-bas le rêve, c’est la science ! » Enfin qu’y a-t-il ? Le doute. Il y a de regarder « l’envers et l’endroit » des objets, et de ne pas savoir comment les placer, et de savoir qu’ils n’ont ni endroit ni envers. Il y a de fuir, plus que la peste, « l’horrible manie de la certitude, » manie des Ames contrefaites ; il y a de ne pas conclure et, quand on s’arrête d’épiloguer, de savoir qu’on est las et qu’on n’est point arrivé ; il y a de se garder contre toutes contagions affirmatives et de ne point s’écarter hors des voies « saines et honnêtes » du scepticisme.

Rémy de Gourmont n’a pas du tout peur d’aller à l’extrémité du scepticisme, et au-delà. Or, le très éloquent Royer-Collard a dit une grande sottise, quand il a prétendu qu’on ne fait point au scepticisme sa part : toute la vie humaine, et la science, et les croyances, et l’activité quotidienne de tout homme font au scepticisme sa part et lui imposent des limites. Mais lui, Rémy de Gourmont, voilà précisément ce qu’il refuse ; il ne veut pas faire au scepticisme sa part : il le lâche en pleine liberté, il l’engage à tout dévaster. Du moins, il y prétend : et il n’y parvient pas. Royer-Collard se trompe ; et le scepticisme n’a pas une extraordinaire puissance d’expansion : plutôt, il m’étonne par sa timidité. Il ne va pas loin, si loin qu’il aille. A peine s’est-il aventuré, une tremblante inquiétude le prend, comme s’il redoutait de se perdre par les routes illimitées : et il se retourne, assez penaud, même s’il fait le fanfaron, vers son vieux compagnon plus énergique, le dogmatisme. Aussi n’avons-nous pas de vrais sceptiques et, même en la personne de Rémy de Gourmont, n’avons-nous pas le sceptique parfait qu’il a désiré d’être. A dix ans de distance, réimprimant son traité de L’idéalisme, il informe son lecteur de ses nouvelles préférences dans les idées et avoue qu’il espère avoir, depuis dix ans, « grandi en sagesse et en scepticisme : » ce pléonasme l’amuse. Il appelle la vie « un jeu sans enjeu. » Il pose comme suit la « seule méthode digne d’un esprit qui se veut libre : traiter tous les sujets comme si on les rencontrait pour la première fois, n’accepter aucune opinion toute faite, dissocier les idées et les actes, nôtre dupe d’aucune construction, la mettre aussitôt en morceaux. » Il ajoute : « n’avoir aucune croyance : » redondance ! Et il est dogmatique.