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Dans cette énumération des métaux de guerre, il en est un pourtant que j’ai oublié, métal unique, roi de la guerre comme de la paix, fin et moyen des trois quarts des actions humaines : c’est l’or que je veux dire. Mais son importance et son rôle dans la guerre actuelle, les ressources respectives qu’en ont les combattans, sont, si essentielles qu’elles soient, dit-on, des questions qui échappent à la compétence d’un vulgaire physicien.

D’ailleurs, pour le guerrier comme pour le physicien dignes de ces beaux noms, l’or est un métal, je ne dis pas méprisable, mais tout à fait négligeable. Pour le guerrier, une baïonnette en or ne résisterait pas sans se tordre piteusement au choc contre un abdomen teuton, ne fût-il gonflé que de bière ; il ne pourrait servir ni à faire un corps d’obus, car il est trop tendre et trop peu élastique, ni même une ceinture de projectile, car il est trop mou, encore moins à faire une gamelle, car son éclat le ferait vite repérer, pas même un fil téléphonique, car il est trop lourd et ne résiste pas à la traction. Que voulez-vous donc qu’un guerrier en fasse ?

Quant au savant, qui cherche sa félicité dans les cornues et les matras, il ne peut pas non plus lui trouver de l’intérêt : l’or en effet, à l’inverse des nobles métaux que nous venons de passer en revue comme une troupe glorieuse, existe dans la nature à l’état natif. Le chimiste n’a donc même pas la joie de l’extraire comme eux de son minerai, ainsi qu’un papillon brillant qui jaillit de l’amorphe chrysalide. Il ne se combine presque à aucun corps, et même à presque aucun acide ; il est dénué de cette vie, de cette affinité chaleureuse qui, comme un amour minéral, unit les uns aux autres presque tous les élémens. Par-là, il est le frère de ce gaz paralytique et mou que les chimistes ont appelé le « sans-énergie, » l’Argon α-εργον (a-ergon).

Si l’or plaît à tant de gens, s’il est soi-disant précieux, c’est uniquement parce qu’il est rare. Mais est-ce là une dignité ?

Quoi qu’il en soit, et quelque étonnement que cela puisse faire épanouir dans l’âme ingénue des philosophes, il est certain que de tous les métaux qui font défaut aux Allemands, c’est encore celui-là dont ils ressentent le plus amèrement la privation sur leur chemin sanglant.


CHARLES NORDMANN.