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pour continuer la besogne ingrate d’insister sur des points que je savais bien ne pouvoir être emportés. Les Turcs, de plus en plus sûrs que les stipulations exagérées de San Stefano ne seraient pas maintenues, étaient parfaitement résolus à ne pas les exécuter et trouvaient différens prétextes pour s’y soustraire. En attendant, le général Ignatieff m’écrivait, d’ordre du chancelier, d’insister énergiquement pour que la Macédoine nous fût livrée. « Vous devez comprendre, me disait-il, l’immense importance qu’il y a pour nous à entrer en possession de cette province avant que l’Europe se mette à modifier le traité. » Je répondis au général que je me rendais bien compte de cette importance, mais que malheureusement les Turcs aussi comprenaient l’intérêt qu’ils avaient à ne pas lâcher la province, et que nous n’avions aucun moyen de les y obliger, d’autant plus que déjà une forte armée était réunie autour de Constantinople, protégée par les fortifications et appuyée par la flotte anglaise qui circulait librement dans la mer de Marmara et se tenait à portée de la capitale.

Je passai ainsi environ deux semaines à diriger l’ambassade et à tâcher d’éclairer la situation. L’hostilité de l’Angleterre était patente. Des réunions de Circassiens y avaient lieu ; on préparait un corps expéditionnaire pour révolutionner ou au moins agiter le Caucase. Tous les symptômes étaient mauvais. Le corps diplomatique, sauf peut-être le prince Reuss, nous était manifestement hostile, l’entourage du Sultan également. Il y avait beaucoup de besogne à faire. Elle attendait qu’un homme de la force et de l’habileté du prince Lobanow vînt l’entreprendre. Le 2/14 mai, le prince débarqua à Tophané, accompagné de M. Basily, ex-premier secrétaire. Je l’attendais au débarcadère et, comme nous avions souvent causé de Constantinople et de politique, lorsqu’il était à Pétersboug, et que je lui prédisais toujours son retour dans la diplomatie, la première parole qu’il me dit était celle-ci : « Vous devez être bien étonné de me voir rentrer au ministère, après ce que je vous avais dit à Pétersbourg. » Il m’avait en effet assuré que, tout en désirant reprendre le service diplomatique, aussi longtemps que le prince Gortchakof serait à la tête du ministère, si on lui offrait d’être ambassadeur à Paris, Londres, Vienne ou Berlin, il le refuserait. « Mais j’ai pensé, continua le prince, que, dans la situation difficile où nous étions, et puisque