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sentiment du devoir, que je ne doute pas que vous me prêtiez tout votre concours dans la mission difficile qui m’est confiée par l’Empereur. C’est l’intérêt et l’honneur de la Russie qui sont en jeu. J’apporte un programme approuvé par le souverain, mais il y aura encore beaucoup de difficultés à vaincre pour le faire adopter, et c’est sur votre concours et votre expérience que je compte pour m’y aider. » Je répondis que, reconnaissant pour la confiance qu’il me témoignait, j’étais certainement prêt à faire tout ce qui dépendrait de moi et serait de ma compétence pour l’aider à lutter contre les difficultés qu’il rencontrerait inévitablement, Nous convînmes que l’ambassadeur me poserait des questions chaque fois qu’un point spécial demanderait à être élucidé, et en pratique, avec les bons rapports qui ne tardèrent pas à s’établir entre nous, je passais, avant chaque séance où des questions de cette nature devaient être traitées, quelques heures avec le comte à lui donner des explications et à répondre aux objections qu’il me faisait en se mettant à la place de ses adversaires au Congrès et en posant les questions qui pouvaient lui être adressées par eux.

Pour en revenir au dîner d’ouverture, je ne puis m’empêcher de noter l’impression que me produisit l’apparition, au milieu de toute cette assemblée d’hommes d’Etat et de diplomates, du prince Bismarck. On était réuni depuis quelque temps, et on faisait ou renouvelait connaissance les uns avec les autres. Les conversations étaient animées et un peu bruyantes. Nous étions près de 150 personnes, je crois, y compris les dignitaires de la cour prussienne. Bismarck, que tous les regards cherchaient, n’y était pas. Tout à coup, une porte latérale s’ouvrit et apparut l’immense figure du chancelier. Il paraissait encore plus grand que nature dans son uniforme blanc des cuirassiers, avec un immense casque en cuivre à la main, de grandes épaulettes dégénérai et chaussé d’énormes bottes hautes. Il paraissait écraser tous ces petits diplomates, Corti, Haymerlé, Oubril, Hohenlohe et tant d’autres. Je pensai involontairement à la fable de l’ogre et aux caricatures de 1848, où on représentait l’empereur Nicolas Ier dévorant les petits princes allemands. Toutes les conversations cessèrent, on se tut, et il n’y avait d’yeux et d’oreilles que pour le grand homme qui présidait l’illustre réunion dont on célébrait l’ouverture.

L’empereur Guillaume avait été, peu avant, blessé par