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parfaitement avec cet art nerveux et dont on dirait qu’il souffre des nerfs.


Or, à l’instant où ces trois beaux romans viennent de lui acquérir l’entière maîtrise du genre, tout à coup il s’en détourne et pour n’y plus revenir. Le romancier se fait auteur dramatique. Lui aussi, il cède à cet attrait du théâtre qui, vers le même temps, sollicitait tant d’écrivains, au point d’absorber presque toute la sève de notre littérature. Mais c’est que tout son passé l’y acheminait : le moment était venu pour lui de se décider. Qu’il y eût déjà dans ses nouvelles et ses romans des parties de drame, cela ne fait pas de doute. Rappelez-vous les derniers épisodes de l’Inconnu, la scène finale de Peints par eux-mêmes, et, dans l’Armature, le brusque revirement qui s’opère dans l’esprit de Jacques d’Exireuil, au reçu de la lettre anonyme : la subite illumination qui lui fait découvrir toute la vérité est un excellent effet de théâtre. Mieux encore. Parce qu’on a écrit des pages émouvantes, cela ne suffit pas à vous marquer pour le théâtre ; mais Paul Hervieu avait naturellement ce tour d’esprit qui fait apercevoir la vie à l’instar d’une tragédie ; et, de bonne heure, il a possédé cette force, cette vigueur de main, cette prise énergique, qui empoigne le public et le mène haletant jusqu’au dénouement d’une aventure. Au tournant de sa carrière où il était arrivé, ne pouvant s’éterniser dans un genre de peintures où il avait dit l’essentiel et dans une manière d’écrire où l’obscurité le guettait, il éprouvait l’impérieux besoin de se renouveler : un secret et sûr instinct l’avertit des services que le théâtre rendrait à son talent. Il allait d’abord l’élargir en le forçant à sortir d’un monde trop spécial, à se reporter sur des problèmes plus généraux. Il allait surtout le vivifier, le réchauffer, l’humaniser. Dans ses romans, l’auteur se tient en dehors de ses personnages ; il ne fait pas corps avec eux ; en nous les présentant, il les juge, il les raille, il évite de s’émouvoir, de s’irriter, de s’indigner ; il se fige dans une attitude de froide ironie. Il faudra bien que sa glace se fonde au théâtre où l’on ne vit que de passion. Il faudra qu’il se mette dans la peau de ses personnages, et qu’avec eux il vibre, il palpite, il souffre, il pleure et il crie. Ainsi il rentre dans le large courant de la vie. Bien sûr, devant l’œuvre considérable de l’auteur dramatique, tout regret serait superflu, et