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reconnaissais étaient de respectables vieillards à la barbe blanche, d’autres m’avaient frappée par l’élégance raffinée de leur mise et de leurs allures. Et j’observais qu’ils buvaient désormais plus abondamment et plus librement, n’ayant plus à faire effort pour bannir de leurs yeux ce regard furtif qui, jusqu’alors, risquait de dénoncer leur qualité d’espions. » Sans compter que, dès la minute suivante, une autre découverte allait compliquer d’une nuance d’alarme personnelle la stupeur de la courageuse femme de lettres australienne, — obligée maintenant de cacher, à son tour, sa nationalité :


Au centre du restaurant de plus en plus encombré, j’aperçus, debout, trois marins de notre flotte anglaise. Je pensai d’abord qu’ils étaient prisonniers, et un frisson de pitié me traversa le cœur. Car je reconnaissais les trois marins anglais ; c’étaient eux qui plusieurs fois déjà, précédemment, étaient venus dîner au restaurant de l’hôtel ; et je me rappelais qu’un soir, tout heureuse de la vue de leur uniforme, je les avais priés de faire sortir de la salle un gros chien qui terrifiait de ses grognemens un cacatoès que m’avaient naguère légué des soldats belges de Lierre. Les trois hommes m’avaient dit qu’ils étaient occupés à la défense des forts, avec le reste du corps expéditionnaire anglais. Ils m’avaient dit cela en un anglais irréprochable, si bien que, pour rien au monde, je ne me serais avisée de les soupçonner. Et voici qu’ils étaient encore là, ce soir de l’arrivée des Allemands à Anvers, — toujours vêtus de leurs uniformes anglais, toujours coiffés de leurs petites calottes pointues de marins anglais, mais parlant allemand avec des Allemands, et puis s’asseyant à une des grandes tables et buvant et riant de cet air vaniteux qui appartient en propre à leur race teutonne ! Sûrement ils avaient volé quelque part les trois uniformes, et Dieu sait combien déjà ils avaient dû sacrifier de vies, et trahir de secrets ! C’est ainsi que, dès ce premier soir, j’ai été amenée à découvrir que la malheureuse cité d’Anvers n’avait été qu’un grand nid d’espions allemands.


« Un grand nid d’espions allemands, » ou plutôt encore une véritable colonie allemande, voilà, en effet, ce qu’était devenue la patrie de Rubens, et depuis bien avant la présente guerre ! La prise de possession allemande y avait été inaugurée, de la manière la plus solennelle, à la fois, et la plus étrange, un certain jour de mars de l’année 1898. Un navire-école de Kiel, le Stein, était venu s’arrêter dans le port d’Anvers, au retour d’un voyage à Haïti, où on l’avait envoyé pour le règlement d’un litige, en compagnie du fameux Gneisenau. Le Stein était arrivé durant la soirée, et s’était posté en face de son vénérable homonyme, le Stein anversois, qui dresse au bord de l’Escaut sa lourde masse de pierres, fortement restaurée. Et voilà que, le lendemain matin, les paisibles bourgeois d’Anvers avaient constaté avec