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se ramène à un développement aveugle, inflexible et continu.

Cette conception « devait ouvrir à l’esprit humain une ère d’immense progrès… » Nous avons des raisons d’être plus modestes. Mais c’est un fait que, malgré les oppositions qu’elle rencontra, aucune doctrine n’eut une influence plus rapide, plus générale, depuis l’hégélianisme. L’Allemagne sautait, comme d’un seul bond, des sommets de la métaphysique dans le domaine plus uni des sciences positives. La contradiction n’était qu’apparente. En réalité, sous une forme nouvelle, l’absolu de la force substitué à l’absolu de l’Idée, les esprits retrouvaient des notions qui leur étaient chères : un effort égal pour saisir l’unité de la pensée comme l’unité du monde, une loi analogue d’immanence et de développement, d’inconscience et de nécessité. Haeckel, c’était l’hégélianisme matérialisé. — Et remarquons encore que, combattue par nombre de biologistes, la doctrine nouvelle devait, comme l’autre, trouver surtout audience parmi les lettrés, les hommes d’Etat et les historiens, Nietzsche lui devra sa définition fameuse de la vie. En 1905, Hartmann lui demandera une théorie complète de l’histoire. Elle s’étale aujourd’hui dans les articles des publicistes ou les discours officiels. C’est sur le darwinisme concilié avec la doctrine hégélienne que les deux grandes philosophies politiques de l’Allemagne actuelle, marxisme et impérialisme, se sont constituées.

Une même conception de l’histoire les rapproche. Dans tout Etat, une classe en possession des moyens de production ou de la richesse sera fatalement entraînée à opprimer les autres. Entre les Etats, « celui à qui les circonstances extérieures se montrent les plus favorables, pour qui les conditions de puissance se présentent les meilleures possibles, ne peut hésiter à vouloir être le plus puissant… Un arrêt dans son progrès est une régression… » Ici, la lutte de classes, là, la lutte de peuples. En tout cas, toujours et partout la guerre.

Aussi bien, Hegel est dépassé. Tout en proclamant l’absolu de l’État, il avait cependant admis la notion d’un droit entre les peuples. Fragile réserve, que Treitschke supprime en quelques mots ! L’Etat doit être fort, et, pour être fort, ne rien devoir qu’à lui-même. Un traité ne l’engage qu’autant qu’il a intérêt à ne pas le rompre. Son intérêt n’a pas de loi. — Hegel avait vu dans la guerre une crise inévitable, nécessaire, légitime,