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précisions ; il est douteux que l’heure soit venue de conclure. Notre histoire universelle n’embrasse qu’une portion d’humanité. Ces additions partielles ne formeront jamais le total. Se fera-t-il un jour ? Combien peu sommes-nous sûrs que d’autres problèmes, d’autres recherches ne détourneront pas vers des voies différentes la curiosité de l’esprit humain !

Notre expérience du passé a ses limites. Telle quelle, cependant, elle nous permet d’affirmer que le mouvement évolutif ne se ramène pas à une forme unique de causalité. La philosophie s’était flattée de retrouver ce nisus, cette force simple qui entraîne l’histoire. Que reste-t-il aujourd’hui de ces prétentions ? Qui songe à reprendre les théories du climat, de la liberté, du progrès ? Sous quelles critiques s’effrite déjà le système de Spencer, sa loi d’évolution de l’homogène et l’hétérogène ? Que nous paraîtra demain le darwinisme social, sinon une hypothèse ? Les biologistes peuvent nous dire si, appliquée au monde animal, la loi de la concurrence vitale est encore incontestée. Ce que l’historien, lui, n’ignore pas, c’est que, dans les milieux humains, elle peut expliquer certains changemens, mais non pas tous.

Il n’est que trop vrai, hélas ! que la vie du passé soit pleine de ce combat de l’homme contre la nature ou de l’homme contre l’homme. L’expérience nous défend de l’illusion de ceux qui croient à la bonté originelle des individus comme des peuples. Mais à ces luttes, elle connaît aussi d’autres raisons que le besoin de vivre. Il n’y a pas que des guerres injustes, inspirées par le désir de dominer ou de s’enrichir. Il n’y a pas que des révolutions égoïstes, déchaînées par la faim ou par la haine. Et les changemens que traversent les sociétés n’ont pas toujours la guerre pour origine, Dieu merci ! L’histoire n’est pas seulement un drame, une mêlée féroce de passions ou d’intérêts. Plus d’un progrès social s’est accompli par l’accord des classes et dans la paix. La plus grande transformation peut-être que le monde ait connue, celle de l’esclavage, n’a pas été réalisée par les guerres horribles qui ont déchiré les sociétés antiques. L’esclave n’a pas conquis sa liberté les armes à la main ; dans ce duel inégal, il ne cesse d’être écrasé. Ce sont les mœurs, la philosophie, le christianisme, qui ont commencé par reconnaître sa dignité d’homme, et le jour où le maître a mieux compris que l’intérêt de son esclave, et le sien étaient d’accord, l’émancipation progressive