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idées, des mœurs, qu’on croyait à jamais éteintes, peuvent reparaître, car il y a dans la nature humaine un fonds qui ne change pas ; mais elles s’enrichissent sans cesse de quelque trait nouveau, car il est de l’essence de l’esprit de créer toujours. L’homme ne refait pas l’histoire, il la continue ; et l’histoire avance, parce qu’elle est une vie, et que, par-là même, elle implique la liberté.

Voici bien le problème essentiel. Cette plasticité de l’histoire, cette puissance de création et d’accroissement ne nous aident-elles pas déjà à le résoudre ? Quel est donc le penseur qui se flattait de reconstituer le passé humain, non tel qu’il fut, mais tel qu’il pouvait, qu’il aurait dû être ? Gageure bien puérile ! Il y eut, comme il y aura, des quantités de développemens possibles, sans que nous puissions dire que le seul réalisé fût le seul nécessaire. Nous le croyons tel, parce que nos yeux ne s’attachent qu’à des formes inertes, déjà fixées dans la rigidité de la mort. Mais n’oublions pas que ces formes furent vivantes, et que ces vivans d’une heure ont, comme nous, pensé et agi, comme nous, tâtonné sur les directions à suivre et l’œuvre à accomplir. L’humanité ressemble à l’artiste qui façonne et rejette tour à tour les ébauches incomplètes, avant d’achever celle où s’incarne son rêve. Notre route est « jonchée de débris de tout ce que nous commençons d’être, de tout ce que nous aurions pu devenir. » Et de ce devenir même, quelle conscience pouvons-nous avoir ? Toute conception déterministe trouvera ici sa pierre d’achoppement. Nous savons d’où vient le courant qui nous porte, nous ignorons où il nous porte. Tout au plus, et c’est l’œuvre du génie, réussissons-nous à entrevoir sa direction prochaine. Une même cause continuant à se produire, nous sommes fondés à conclure aux mêmes effets. Or, cette continuité, qui nous la dira ? Cette énergie, qui la mesurera ? Car qui mesure la vie ? Et comment l’homme, ce moment infime de la durée, est-il capable de l’embrasser toute ? Ainsi nos prévisions elles-mêmes sont limitées. Il y a beaucoup de finesse dans cette remarque de Hegel, que de l’œuvre du grand homme découlent souvent des conséquences qu’il n’avait pas voulues, qu’il n’aurait pu prévoir. Rien ne montre mieux la coupure infranchissable qui sépare des sciences de la nature inerte celles de l’esprit et de la vie. La matière se meut aveuglément dans le cercle invariable assigné à son travail.