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guerre de sape et de mine, commençait : les cavaliers eux-mêmes vidaient l’arçon ; le front s’ensevelissait. La brigade devait suivre l’exemple et, sans quitter la région de l’Yser, tantôt à la boucle médiane, tantôt à l’embouchure du petit fleuve tragique qu’on franchissait, au soir des grandes tueries, sur des ponts de cadavres, se terrer à son tour, gratter la glaise et plier à une besogne de taupe sa frémissante activité.

Une dernière raison empêchait peut-être l’amiral de vouloir conserver Dixmude, raison qu’il est permis de faire connaître aujourd’hui : le défaut de munitions. Le groupe de 75 qui était en batterie à Caeskerke, au point de jonction des deux lignes de la voie ferrée, avait dû se retirer, « ses coffres vides. » Ainsi s’expliquait le silence de nos canons pendant ces lugubres journées du 9 et du 10 novembre où la brigade resta exposée à un feu incessant de toute l’artillerie ennemie. Dixmude était évacuée que le feu continuait toujours. Il ne s’arrêta pas de toute la nuit : les tranchées de l’Yser, les maisons des abords du Haut-Pont, Caeskerke et sa gare reçurent le plus gros de l’averse. Non seulement nos ambulances régimentaires, mais toutes les fermes, toutes les granges, toutes les caves étaient pleines de blessés[1]. Vainement le service sanitaire se prodiguait sous la direction du docteur Petit-Dutaillis, médecin-major du 1er régiment, dont un shrapnell avait traversé le maxillaire supérieur quelques jours auparavant[2]. La tête bandée, le

  1. « Me trouvant dans une ferme où mangent nos officiers, écrit le fusilier Delaballe, j’ai pansé jusqu’à trois heures du matin des blessés avant de pouvoir les évacuer sur les infirmeries, j’ai soigné de mes camarades atrocement blessés par des balles dum-dum. Heureusement que le docteur Arnould est venu nous assister par deux fois. Autrement, je crois que nous n’y serions jamais parvenus. Nous étions trois malheureux inexpérimentés pour soulager un flot incessant de blessés. Ce fut effroyable… » — « Je vous écris d’une ferme que Delaballe a transformée en poste de secours, mande un autre fusilier. Avec deux autres matelots, il a pansé le capitaine, le lieutenant et soixante blessés pendant la nuit. Vers trois heures du matin enfin, nous avons pu dégager nos blessés. Les obus dégringolent dans le moment et, si je ne veux pas recevoir le toit sur la figure, il est prudent que je retourne dans ma rotonde. » (France, du 29 nov. 1914.)
  2. Le 4 novembre. « Un de mes chevaux et moi sommes heureusement les seuls nouveaux blessés. Je crache les débris de la camelote boche, quelques esquilles et deux molaires auxquelles je tenais pourtant bien et, tandis que mes hommes s’écrient en cœur : « Les salauds, notre major ! » je me livre à mon quartier-maître Gérot qui me tamponne intus et extra. Le choc a été très brutal, mais, de ce fait, presque indolore, et je fais cette réflexion consolante pour les familles qu’il en est, en somme, ainsi pour la plupart des blessures par projectiles de guerre. La mienne est sans gravité immédiate et j’éprouve une satisfaction très douce à sentir mon vieux sang couler, à si peu de frais, pour la grande cause. »