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furtive et comme hésitante parmi les membres déchirés et sanglans !

Pour ceux d’entre nous qui n’étaient pas aptes à tel ou tel service particulier, les moindres services étaient bons, et chacun de nous tâchait d’être bon à tous. « Toi médecin ? » nous demandait un jour un Arabe. — « Non. » — « Toi chirurgien ? » — « Non plus. » — « Alors quoi ?… Ah ! oui, toi un peu mon père à tout le monde. » Que d’occasions nous furent données de leur témoigner à tous une paternelle tendresse ! Que de jours, que de veilles, consacrées à leurs soins, resteront parmi nos plus chers, nos plus émouvans souvenirs !…

C’est la nuit. Dans une des salles communes, éclairée à peine, trente ou quarante blessés dorment, rêvent tout haut, ou se plaignent. Sans bruit, celui qui les garde va d’un lit à l’autre, écoutant les rêves, qui ne parlent que de guerre, et tâchant d’apaiser les plaintes. Point n’est besoin de relever les courages. Atteint d’un éclat d’obus aux reins et forcé par d’atroces douleurs de conserver, toute la nuit, la position la plus incommode, un de ces braves ne trouve à nous dire que ces mots : « Allez, il faut encore remercier le bon Dieu. Quand on pense qu’il aurait pu nous faire naître Hoches ! » Deux autres, un Provençal et un Alsacien, nous ont prêté leur carnet de route. Sur la première page, l’Alsacien a écrit : « C’est avec l’âme entière qu’il faut aller à la vérité. » (Platon.) Moins philosophe, le Provençal a le trait pittoresque, avec de la gaieté, parfois de l’esprit. C’est lui qui nous disait, à propos de je ne sais quel faux bruit d’armistice : « Une suspension d’armes ! A eux !… Oui, mais alors comme à Damoclès. » Et voici quelques extraits de ses notes :

« 12 septembre. — Plusieurs morts du …*, morts depuis environ huit jours, noirs, gonflés, odeurs pestilentielles…, départ pour… où nous faisons un bon déjeuner.

« En Lorraine. — J’ai visité l’église du village, qui est jolie. Il y a de belles boiseries au chœur. Style ogival. Pas mal pour un petit patelin de trois cent soixante habitans.

« 26 septembre. — Dès le point du jour, le bal commence. Quelques coups espacés, puis la fusillade crépite, le canon s’en mêle, ça y est. On nous annonce que le sergent X… vient d’être tué. Le soleil est brillant et radieux. »

Enfin, du lendemain de son arrivée parmi nous :