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qui suit : « Permettez-moi, messieurs, de vous dire qu’en matière pénale ce n’est point avec des abstractions qu’on peut atteindre le but de justice qu’il faut avant tout réaliser. Il y a lieu de se mettre en face des réalités de la vie et de comparer pratiquement les situations, si l’on ne veut s’exposer à favoriser sans équité les uns au détriment des autres. » Quand on a été mêlé depuis des années à toutes les œuvres qui gravitent autour de l’exercice de la justice et des deux grands devoirs de préservation et d’amendement, complément indispensable du devoir de la répression, l’on sent combien cette simple suggestion mérite d’être justifiée et méditée.

Assurément, le juriste est bien obligé de définir ; mais ceux qui ont à appliquer ses définitions doivent se dire qu’aucune d’elles ne peut se flatter d’embrasser tout le contenu de ce qu’elle désigne ; et ce n’est pas tout, car dans la société comme dans la vie, il y a ce que les naturalistes appellent le polyformisme, c’est-à-dire une variété de déviations, d’imitations imparfaites, sans doute aussi d’ébauches destinées à survivre et à se développer, une variété enfin de formes qu’il faut suivre dans la science et dans la direction pratique de la société. Un ou deux exemples saillans suffiront ici et montreront comment l’esprit vraiment social doit chercher à amender l’œuvre du juriste, pour lui épargner, s’il est possible, soit un optimisme, soit un pessimisme également artificiels et de fiction.

Le juriste a voulu légiférer sur les droits du père de famille. Qu’a-t-il fait ? Il a pris l’idée abstraite du père, protecteur né, défenseur né, guide né de l’enfant qu’il a mis au monde, et de cette définition il a tiré, par voie de déduction rectiligne, les conséquences évidemment les plus vraisemblables ; parmi ces conséquences, il a mis le droit de faire emprisonner un enfant « par voie de correction paternelle » à peu près secrètement. Ceci peut se soutenir tant qu’on a devant soi le vrai père de famille, n’agissant qu’avec sa famille et pour son bien, remplissant, en un mot, son devoir ; mais il a bien fallu, après avoir vu de près beaucoup de misères, se dire que, si la conception abstraite du juriste a synthétisé les élémens rationnels et normaux, elle a trop négligé ceux qui ne le sont pas et qu’on retrouve pourtant plus qu’on ne le voudrait dans la vie. Je me suis permis, pour ma part, de résumer ces difficultés en disant : On a fait la loi pour le bon père de famille, qui n’en use pas ;