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hante son esprit ou bien est-ce qu’il serait fatigué et énervé comme cela lui arrive souvent, nul ne saurait le dire. Mais ce qui est certain, c’est qu’ils ne l’ont jamais vu en un pareil état d’abattement, avec un regard aussi sombre et une voix aussi plaintive. Leurs regards l’interrogent. Comme s’il obéissait à un entraînement impérieux, il leur répond :

— Je me sens l’âme triste. Je n’ai jamais dans ma longue vie rendu personne heureux, ni mes amis, ni ma famille, ni moi-même. J’ai fait du mal, beaucoup de mal. Je suis la cause de trois grandes guerres ; j’ai fait tuer sur les champs de bataille quatre-vingt mille hommes qui, aujourd’hui encore, sont pleurés par leurs mères, leurs frères, leurs sœurs, leurs veuves ! Mais tout cela, c’est affaire entre moi seul et Dieu. Je n’en ai jamais retiré aucune joie et je m’en sens aujourd’hui l’âme anxieuse et troublée.

Cette confession inattendue, que souligne une larme qui roule sur la joue du chancelier, tombe dans le silence. Ce n’est qu’au bout d’un moment que lui-même, sans insister sur ce sujet, ranime la conversation.

Quoique, avec ces grands acteurs, on ne sache jamais très exactement à quoi s’en tenir, il parait difficile de ne pas croire à la sincérité de ce cri spontané d’une conscience aux abois. On ne voit pas quel intérêt aurait eu Bismarck à jouer devant ses familiers la comédie du repentir. Il est cependant permis de supposer que ce repentir a été accidentel et passager, car, quelques jours plus tard, le chancelier s’en montre tout à fait libéré. Parlant des guerres qui ont assuré le triomphe de ses plans politiques, ce n’est plus à lui qu’il en impute la responsabilité, mais à la presse dont il déplore la puissance en raison du mal qu’elle peut faire.

— Elle a été, dit-il, la cause de trois grandes guerres : c’est la presse danoise qui a forcé le roi de Prusse à annexer le Schleswig-Holstein ; c’est la presse autrichienne qui nous a conduits à Sadova, et c’est la presse française qui a contribué à prolonger la campagne de France.

A peine est-il besoin de faire remarquer combien sont menteurs ces propos, et il serait aisé de le prouver en lui empruntant à lui-même les divers démentis que par avance il leur avait infligés. Mais il est autrement intéressant de constater qu’au moment où il les tient, ce n’est plus lui qu’il accuse.